Marie-Thérèse Neyraut-Sutterman : « La crise d’épilepsie »

Il y a des épilepsies, mais seule mérite ce nom l’épilepsie-maladie sans organicité décelable, les autres formes étant liées à une cause organique entrant dans l’» épileptogène ». L’épilepsie-maladie montre avec une grande clarté et la crise épileptique et sa répétition significative sans détérioration cérébrale — mais son étiologie reste hypothétique. On peut établir son déterminisme psychique qu’évoque déjà son alliance possible avec des phénomènes allergiques, on peut situer ces éléments psychiques déterminants dans un espace psychique où le fantasme parricide est patent tandis qu’agit dans la latence un fantasme infanticide dont l’épileptique se vit comme la victime potentielle ou rescapée. La question est de savoir quel lien l’épilepsie-maladie entretient avec l’hystérie.

In Revue française de psychosomatique, 12/1997

« La pâleur nous montre jusqu’où le corps peut comprendre l’âme » Cioran

Descriptif

« C’est proprement une convulsion de tout le corps ou de quelques-unes de ses parties, avec lésion de l’entendement et des sens, qui vient par accès de temps en temps. Le patient tombe tout à coup et jette force écume par la bouche, et comme toutes les parties sont dans une violente contraction, il en provient un écoulement involontaire d’urine, de semence et de matière fécale. L’épilepsie provient d’une abondance d’humeurs acres qui, se mêlant avec les esprits animaux, leur donnent un mouvement extraordinaire et déréglé ; ce qui fait que le malade tombe soudainement et en cela elle diffère de la syncope et de l’apoplexie, qui ôtent le mouvement aussi bien que le sentiment. L’épilepsie est idiopathique ou sympathique. Elle est idiopathique lorsqu’elle survient par le seul vice du cerveau ; on la nomme sympathique lorsqu’elle est précédée de quelque autre maladie. Il y a des gens qui disent que c’est un remède contre l’épilepsie que de boire tout chaud le sang qui coule du corps d’un homme décollé. L’a-t-on jamais éprouvé ? Et si on ne l’a pas fait, qu’en peut-on savoir ? »

Si l’on n’interprète plus l’épilepsie comme le fait le Dictionnaire de Trévoux, néanmoins bien des choses y restent intactes, marquées par la compréhension de l’époque, et que l’on retrouvera dans ce sens aussi bien chez Hippocrate que dans notre Dictionnaire contemporain de l’épilepsie (Gastaut). C’est que l’épilepsie suit le fil des siècles, reflétant fidèlement les manières des époques qu’elle traverse avec toute sa stéréotypie.

Le mal sacré, le mal d’Héraclès, l’épilepsie généralisée primaire, renvoient à la grande crise spectaculaire[i] qui faisait se cacher de « honte » (Hippocrate) les épileptiques de l’Antiquité et qui continue à jeter effroi, voire suspicion, dans les rangs de nos foules modernes.

La plupart des autres crises, les diverses variétés d’absences, les automatismes, mais aussi les crises dites localisées, s’accompagnent elles aussi de modifications de la conscience avec amnésie rétrospective, perceptibles ou non par l’entourage.

À propos des crises localisées on s’aperçoit que toute partie, toute fonction du corps, peut présenter une crise, on décrit même des crises « affectives ». C’est le plus souvent l’électroencéphalographie qui fournira la preuve symptomatique de l’appartenance épileptique, car les informations fournies par cet examen sont avant tout symptomatiques et pratiquement pas étiologiques. Beaucoup s’y sont trompés.

Si l’on jette un regard d’ensemble sur la symptomatologie des crises épileptiques, sans s’attacher à proprement parler à la question des localisations cérébrales originaires des décharges, en sachant du reste que le foyer originel tend à se déplacer comme un feu d’artifice, on s’aperçoit que l’épilepsie nous confronte à des questionnements quant aux niveaux de conscience et d’inconscience. Par exemple les « automatismes épileptiques » nous montrent un sujet en pleine « inconscience » réalisant des actes bien organisés (prendre un train, aller au restaurant, au cinéma, prendre une chambre d’hôtel, etc.) de telle manière qu’un entourage étranger ne percevra pas les discrètes bizarreries.

Les neurologues admettent deux grandes catégories de crises épileptiques tout en les chaperonnant l’une et l’autre. La catégorie la plus inscrite dans leurs recherches et théorisations est évidemment celle des lésions épileptogènes (ou les dysmétabolies causales, dysfonctionnements hormonaux, etc.). Devrions-nous alors parler d’« épilepsie » ? De crises épileptiques certes, de lésions épileptogènes il va sans dire, mais la confusion s’installe dès lors que par glissement subreptice on dise seulement « épilepsie ». Les lésions épileptogènes, les causes organiques de crises épileptiques peuvent être évolutives ou non évolutives et ces dernières participent à la confusion avec la seconde catégorie de crises épileptiques.

La seconde grande catégorie démembrée par la neurologie est celle des crises « sans organicité sous-jacente », sans quelconques signes aux examens paracliniques. Toutefois la neurologie ne désespère pas d’une révélation d’organicité future, on parle de « minimal cérébral damage », de « potentialité » lésionnelle et bientôt de génétique peut-être[ii].

Les crises épileptiques liées à des lésions, dysfonctionnements, etc. vont suivre le sort de ce qui les origine ; ainsi refléteront-elles, à l’occasion, l’évolution de la lésion causale, ainsi d’une tumeur maligne ou non, d’un kyste, etc. Les lésions peu ou pas évolutives souvent dites « cicatricielles » posent d’autres problèmes. Est souvent dénommé « cicatrice » un foyer épileptique localisé, qui ne bouge pas et qui continue à générer des crises. Il peut tout à coup disparaître électroencéphalographiquement et cliniquement : la « cicatrice » a-t-elle disparu ou bien était-ce un autre mécanisme qui était en cause ?

Classiquement, de nombreuses crises et en particulier « le Grand Mal » sont dites morphéiques ou à début morphéique, c’est-à-dire qu’elles surviennent la nuit, à l’occasion du sommeil, de la baisse du niveau de vigilance qu’induit le sommeil. Ceci entraînerait une baisse du seuil épileptogène. De la même façon il est bien connu que les crises surviennent plus facilement quand baisse l’attention du sujet (voyages nocturnes, rangées d’arbres monotones le long d’une route droite, stimulation lumineuse répétitive…) Au contraire, une attention très soutenue est rarement entrecoupée de crises, en tout cas dans l’épilepsie-maladie. Ainsi « L’Homme aux Liens »[iii], sujet à des crises Grand Mal, alpiniste de grande qualité, va-t-il au Népal, fait toutes ces courses grandioses, s’aperçoit en rentrant en France qu’il a « oublié » ses anticomitiaux et recommence alors des crises. Mais, en tant que psychanalystes, nous connaissons la complexité du sommeil, du rêve. Quel lien la crise épileptique entretient-elle avec eux ?

Les sujets épileptiques, classiquement, ne « sentent » pas venir les crises ; celles-ci les « saisissent » (d’où la dénomination épilepsie) sans qu’ils s’y attendent, n’importe où, n’importe comment, n’importe quand. Assez rarement une « aura », des « prémisses » les avertissent. En principe, ils ne peuvent prévoir et pourtant ils pressentent qu’ils vont avoir une crise, ils en ont peur. Cette peur parsème les Carnets des œuvres de Dostoïevski, il l’inscrit dans les marges, il en fait part au sein même de ce qu’il est en train d’écrire. Les crises jettent dans l’inconscience et l’amnésie. Or, on peut aider le patient à percevoir des circonstances qui favorisent l’apparition de crises. Certains patients, dans ces conditions, parviennent à stopper certaines crises : tout ceci plus aisément dans l’épilepsie-maladie mais ce n’est pas exclu dans l’épilepsie lésionnelle ou organique. Les divers degrés d’inconscience, mais aussi l’amnésie rétrospective posent divers problèmes, cela va sans dire.

Telles sont, sémiologiquement, les crises d’épilepsie. Mais un autre critère, tout aussi important, est à étudier : c’est la répétition. L’épilepsie est marquée par la répétition des crises ; cette répétition est la plus forte dans l’épilepsie-maladie ; elle est plus dépendante de la lésion ou du dysfonctionnement causal dans l’épilepsie lésionnelle ou organique. Mais surtout l’élément de répétition est plus énigmatique dans l’épilepsie-maladie. Une seule crise d’épilepsie — que tout un chacun est susceptible de produire — ne suffit pas à accréditer une épilepsie. C’est la répétition de crises qui peut confirmer celle-ci. Il est à noter que des phases de rémission, parfois assez longues, peuvent survenir : ainsi lorsque Dostoïevski part à l’étranger (et joue au casino), ou lorsque Flaubert[iv] va en Égypte, les crises disparaissent, le retour à la mère patrie s’accompagne de leur réapparition.

La répétition des crises dans l’épilepsie-maladie ne constitue en aucune façon une aggravation[v]. Le cerveau les supporte très bien sans en subir une détérioration, contrairement à des idées reçues (cf. Dictionnaire de H. Gastaut). Une atteinte consécutive du cerveau indiquerait l’organicité causale.

Si l’on se réfère à des examens très performants (scanner, IRM) qui ont avant tout une visée étiologique en matière d’épilepsie, leur modeste ancêtre, l’électroencéphalogramme (EEG) garde toute sa valeur bien que celle-ci ait parfois été dévoyée de sa dimension symptomatique au profit (profit problématique) d’une dimension étiologique aboutissant en fait en définitive à confondre diagnostic étiologique et diagnostic séméiologique dans le seul mot « c’est une épilepsie », oblitérant ainsi des problèmes très complexes. Pour ce qui est de l’EEG, le plus souvent, par ses altérations typiques, postcritiques, intercritiques, produites sous stimulation (respiratoire, lumineuse), il va confirmer la nature épileptique des crises observées, soit immédiatement soit au cours d’un temps d’observation, voire de confirmation. Mais on peut très bien rencontrer des EEG négatifs avec d’incontestables crises épileptiques cliniques, négativité qui peut perdurer et qui n’est donc pas sans soulever des questions. De plus en plus souvent la neurologie prescrit des « tracés de sommeil », le sommeil étant censé être plus révélateur.

Des flottements analogues se perçoivent dans les effets des traitements anticomitiaux. Il est certain que la gamme de ceux-ci s’est considérablement enrichie durant ces dernières décennies, que le gardénal et ses dérivés (et leurs effets secondaires pas toujours si terribles qu’on a pu le dire) n’ont plus la place prépondérante qu’ils avaient, a fortiori ne les utilise-t-on plus à « doses filées » et pourtant ! D’autres situations sont surprenantes : ainsi peut-on voir une accentuation de crises par surcharge médicamenteuse. On croit comprendre mieux ce qu’on appelle les crises de sevrage : une suppression brutale du traitement peut faire réapparaître des crises disparues sous traitement et même dans une phase durable de stabilisation. Mais on observe aussi des épilepsies rebelles au traitement quels que soient le choix thérapeutique, la combinaison, les variations du dosage, et ceci dans des épilepsies-maladies comme dans des épilepsies lésionnelles ou organiques. Ces réactions aux traitements ouvrent à de nombreux questionnements.

Mais en tout état de cause, quelle que soit la position théorique, il convient de traiter médicalement, c’est-à-dire de viser la répétition. On est en droit de penser en effet que des phénomènes de frayage, plus spécialement dans l’épilepsie-maladie, se constituent. La première crise, inaugurale, trace comme un chemin dans la forêt. La disposition épileptique retrouvera cette ébauche de chemin quand les circonstances causales reviendront et ainsi peut se faire comme une facilitation du choix somatique signifiant. On n’a aucun avantage à laisser perdurer ce cheminement par un attentisme inutile, même si l’on admet des déterminismes psychiques.

Commentaires et hypothèses

Ce descriptif, dans sa brièveté et son souci de simplification, nous laisse entrevoir de nombreuses interrogations : l’épilepsie est à l’énigme de l’être, on ne peut que le percevoir si l’on admet la double fonction du cerveau : organiser les fonctions somatiques et le penser. Comment aborder cette décharge caricaturale du fonctionnement de ce cerveau qu’est la crise épileptique ?

Il est à noter que l’épilepsie-maladie, du point de vue de la neurologie, fait ressortir une grande absente : l’étiologie. Ceci associé au glissement permanent qui dénomme « épilepsie » des atteintes somatiques « épileptogènes » devrait attirer notre attention. Qu’est-ce que l’on cherche à éviter qui suscite cet effet ? N’est-ce pas l’hypothèse d’un déterminisme psychique — et non pas seulement d’effets psychiques secondaires — que l’on contourne au prix de diverses incohérences et ceci dans nos temps dits de progrès ? Les siècles passés ne se sont pas épargné les débats et ceci a culminé au XIXe siècle avec Charcot.

« Non, nous dit Hippocrate au chapitre du « Mal sacré », le Mal sacré n’est pas plus sacré que les autres maladies »[vi]. Mais c’est dans le chapitre consacré aux maladies des femmes qu’il rappellera « le mal d’Héraclès » à distinguer de la « suffocation utérine », rapprochement donc entre épilepsie et hystérie mais aussi distinction de leurs crises respectives.

Cette appellation, mal d’Héraclès, qui a persisté jusqu’à nos jours, devrait nous inciter à quelques méditations. En 1850 le docteur Josat produit une thèse sur les nombreuses appellations de l’épilepsie. Pourquoi tant d’appellations parfois surprenantes ? Il s’attarde toutefois sur Héraclès : manifestement le héros mythologique était porteur d’épilepsie, et d’analyser ses « fureurs » (seul héros mythologique à exprimer une maladie somatique, Héraclès[vii] confirme la cohérence de son mythe si l’on aborde sa conception, sa naissance, sa vie, sa mort, ses mises en acte constantes d’un point de vue psychanalytique). La proposition de Josat a fait long feu, nous n’en serions plus à ces spéculations ; ces avancées et ces reculs sont inscrits dans l’approche psychique de l’épilepsie ; elle les suscite comme si seule la crise somatique devait occuper le devant de la scène.

Et vogue ainsi la galère de l’épilepsie jusqu’au XIXe siècle où Charcot essaie de faire le point : manifestement l’hystérie est en cause dans l’épilepsie idiopathique, mais de quelle façon ? C’est très difficile à cerner. On pourrait dire qu’en désespoir de cause il proposera une forme clinique, l’hystéro-épilepsie qu’il décrit comme une forme grave, détériorante, aliénante.

On ne pourra qu’être surpris lorsque Freud, dans son article à la fois pénétrant et ambigu, reprendra cette appellation pour définir l’épilepsie de Dostoïevski, épilepsie typiquement idiopathique et absolument pas hystéro-épilepsie au sens de Charcot. Pierre Marie, autre élève de Charcot, fera pire au moins dans les mots : à la mort du Maître, il tient à séparer les « malheureuses épileptiques » avec leur « authenticité » somatique, des « inauthentiques » hystériques avec leurs fleurs du bizarre. Cette révolte contre le père, ce fantasme parricide, réédité à travers cet article sur Dostoïevski, aura une grande profondeur chez Freud et en sortira sous divers prétextes interprétatifs, y compris l’épilepsie : il construit ce fantasme complexe du meurtre du père de la horde primitive.

Freud sera pris dans l’histoire du sujet Dostoïevski[viii], il cherchera des prémices névrotiques ou somatiques, il reconstruira une histoire affective, il sera pris aussi dans cette incertitude quant à l’apparition de la première crise (chez Dostoïevski les variantes à ce sujet sont innombrables), incertitude qui accréditerait d’une certaine façon l’épilepsie-maladie (les débuts sont en général plus nets dans l’épilepsie organique ou lésionnelle). Ainsi Freud, pris dans les apparences, mais aussi dans sa propre histoire, va-t-il entrer dans le système projectif que suscite l’épilepsie-maladie et s’arrêter au discours manifeste, celui du parricide : Dostoïevski aurait présenté ses premières crises vraies à la mort du père tué par les moujiks. Or, on sait maintenant que le père est mort d’apoplexie dans un champ de Daravoe — l’ignorance biographique de l’époque servait Freud lui-même et non son interprétation.

Quoi qu’il en soit, pour tenter de comprendre les mécanismes psychiques déterminants dans l’épilepsie-maladie, il est étrange que l’on puisse étudier l’histoire de celle-ci dans le temps et le soubassement quasiment philosophique des débats qu’elle suggère ; ou bien on peut étudier un cas clinique à la manière dont le fit Freud pour Dostoïevski, c’est-à-dire dans un contexte de psychanalyse appliquée, ou bien analyser un cas clinique dans une disposition à la recherche globale et non pas comme cela se pratique en neurologie où le symptôme seul est l’objet de la recherche. On aura plus rarement étudié la crise elle-même dans sa polysymptomatologie, sa répétitivité, sa stéréotypie. C’est ce que fit Ferenczi[ix] qui interpréta le sens éventuel de la respiration dans la crise : il considéra qu’il y avait dans les modalités respiratoires de l’ensemble de la crise une tentative inconsciente de retourner à la respiration fœtale, c’est-à-dire une tentative de retour au ventre maternel, situation qui n’empêche pas le retour répétitif de l’épileptique à la vie, à moins que, rarement, la tentative suicidaire, incluse dans ce mouvement, ne prenne le pas.

En effet, la crise de l’épilepsie-maladie apparaît avant tout comme un triomphe sur la mort, une résurrection répétitive. Ce lien profond avec la résurrection est tout à fait patent dans le christianisme de Dostoïevski mais n’épargne pas un athée comme Flaubert, lui aussi épileptique, et qui nous livre ce merveilleux conte de la Légende de saint Julien l’Hospitalier, dont la vie se termine dans une apothéose ascensionnelle avec « Notre Seigneur Jésus-Christ ».

De quoi s’agit-il ? En analysant le rêve typique de nudité que produisit « L’Homme aux Liens »[x] au neuvième mois de sa psychanalyse, la proposition de Ferenczi peut être étendue : la crise est liée à une tentative de retour incestueux au ventre maternel, tentative qui serait anéantissante et s’inscrirait dans le registre de l’infanticide dont, fantasme latent, déterminant, l’épileptique se vit comme la victime potentielle ou rescapée. Cette extension du fantasme latent nous est suggérée par l’étude des rêves typiques de Denise Braunschweig et Michel Fain[xi], étude qui nous ramène à l’hystérie. C’est en fait dans l’espace du fantasme patent (qu’est le fantasme parricide) et dans celui du fantasme latent (qu’est le fantasme infanticide) que va se produire l’explosion critique. Un certain nombre de « constellations psychiques » vont ainsi s’inscrire dans ce cadre fantasmatique.

Accéder au déterminisme psychique dans l’épilepsie-maladie n’est pas si simple. Par définition, le spectaculaire de la crise, ses modalités d’expression somatique, tout ceci semble destiné à masquer l’expression psychique qui est derrière. Des essais furent faits, et qui paraissaient logiques, pour comprendre l’épilepsie-maladie dans son alliance avec la psychose : beaucoup s’accordent à considérer que l’alliance avec l’épilepsie constitue une sorte d’arrêt de fixation de l’évolution psychotique ; en tout état de cause cette alliance renseigne plus sur la psychose que sur l’épilepsie.

Or une autre alliance existe, beaucoup plus prometteuse ; elle est somato-somatique. Il s’agit de l’alliance allergo-épileptique qui n’est pas valable pour toute épilepsie-maladie, mais qui introduit à l’expression psychique. Trousseau avait ainsi remarqué chez un patient, un homme, l’alliance d’un asthme et de crises d’épilepsie : il s’en était tenu à l’observation. Or, si l’on admet le principe de cette alliance, c’est-à-dire si l’on se donne la peine d’une anamnèse sérieuse, sans position de préjugés, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une forme clinique.

Ceci avait été décrit au niveau de sujets épileptiques mais aussi au niveau de familles de sujets épileptiques, sans toutefois être théorisé (Delaveley, psychiatre de Louvain). Ça n’a pas été remarqué dans le milieu neurologique. Des combinaisons entre phénomènes allergiques (eczéma et asthme surtout) et formes cliniques diverses d’épilepsie-maladie existent, soit dans le temps, soit dans le contexte d’une crise, soit dans une répétition des troubles au niveau familial, etc. « L’Homme aux Liens » déjà cité a présenté un eczéma précoce du nourrisson, « remplacé » par un Petit Mal vers l’âge de sept ans, « remplacé » par un asthme à l’âge prépubertaire, « remplacé » par des crises de Grand Mal à l’âge pubertaire, tout ceci dans le cadre d’une épilepsie « essentielle ». A l’instar de la crise épileptique idiopathique, la crise allergique ne détériore pas le sujet, n’aggrave pas sa maladie, comme le fait par exemple une crise cardiaque. L’allergie fut l’une des premières recherches de Pierre Marty en matière de « psychosomatique » et dans ces conditions, il convient de mener le même type de recherches pour l’épilepsie, si une telle alliance allergo-épileptique est en mesure de se manifester.

On a trop souvent confondu crise épileptique et crise hystérique lorsque la crise épileptique témoignait d’un soubassement psychique impossible à dénier. Freud[xii] entreprend à cet égard avec Dostoïevski une véritable valse-hésitation. Sartre dans L’Idiot de la famille[xiii], avec sa mauvaise foi habituelle et son recours subreptice à la psychanalyse (partie la plus intéressante de son ouvrage !…), conclut que les crises de Flaubert étaient hystériques : il ne pouvait admettre le génie littéraire de Flaubert coexistant avec une épilepsie. Bien des commentateurs de Dostoïevski ont choisi aussi cette voie. Le regretté R. Bouchard[xiv], pédopsychiatre de l’Assistance publique, constatant les effets dévastateurs d’une certaine façon d’annoncer l’épilepsie et de s’attacher à une conception rigide de celle-ci, purement neurologique, souhaitait « déchirer l’étiquette » d’épilepsie. Or, il semble qu’il convient au contraire de la maintenir, à condition que cela repose sur toute une approche où le psychisme a sa place, et où il est étudié.

Si l’on ne peut dénier les apports considérables de la neurologie à la connaissance d’une certaine partie de l’expression épileptique, reste qu’elle ne peut tout expliquer, qu’elle ne rend compte que d’à peu près la moitié des manifestations épileptiques ; c’est que l’épilepsie-maladie renvoie à la question de l’hystérie. Celle-ci est au fond des choses, disait Charcot.

Or, la confusion se fait entre la crise d’épilepsie, pourtant assez bien différenciée, et la crise d’hystérie. Celle-ci appartient à l’hystérie bruyante où le psychisme s’exprime le plus souvent avec force, à la différence de l’hystérie de conversion, sans manifestations bruyantes, sans crises spectaculaires, mais avec une inscription fonctionnelle plus ou moins localisée, correspondant à l’érotisation secrète inscrite dans l’histoire du sujet, dans son histoire pulsionnelle, dans l’histoire de son excitabilité. L’hypothèse d’une appartenance de l’épilepsie-maladie à l’hystérie de conversion ne couvre évidemment pas tous les problèmes posés par cette affection. Le cerveau serait ainsi l’organe érotisé. Quoi qu’il en soit, pour l’instant, cette hypothèse permet des avancées, et comble quelques lacunes.

L’entourage invoque souvent une situation traumatique qui aurait déclenché, voire même originerait, la première crise. L’explication donnée est évidemment à retenir mais aussi à analyser. La situation traumatique proposée par la famille, parfois même par la neurologie, fait bien sûr partie du discours manifeste[xv] ; elle renvoie peu ou prou au « véritable » traumatisme, une situation affective complexe, des relations œdipiennes tortueuses ou trop limpides. Le terrain n’est jamais sûr et toute approche dogmatique ne peut que tomber dans le piège de la conviction et de la certitude. L’abord des profondeurs psychiques de l’épilepsie recommande souplesse et clairvoyance, liberté de penser aussi. De toute façon, nous connaissons les nombreuses difficultés dont se hérisse le concept de traumatisme en lieux psychiques.

À propos de la dimension traumatique du deuil, on a pu remarquer son importance chez nombre d’épileptiques anorganiques. Ce peuvent être des deuils que les parents, voire la famille plus étendue, ne parviennent pas à accomplir. Il y a peut-être surtout des deuils d’enfants accomplis ou inaccomplis mais où le sujet épileptique retrouve sa version de l’infanticide. Dostoïevski et Flaubert sont nés dans un tel contexte. L’exemple le plus frappant est celui que donne Vincent Van Gogh[xvi] : tous les dimanches le pasteur Van Gogh emmenait la famille se recueillir sur la tombe de Vincent Van Gogh né un an jour pour jour avant notre Vincent Van Gogh. Certes l’absinthe a joué son rôle chez le peintre dans la production de son épilepsie, mais ce n’a pas été à l’époque le sort de tous les buveurs d’absinthe.

On pourrait dire que l’épilepsie-maladie est une maladie chronique non évolutive (certaines chronicités sont lentement évolutives) à manifestations aiguës bruyantes. Reste à savoir si et où se tiendrait ici une quelconque évolutivité lente de la chronicité, ne serait-elle pas plus psychique que somatique, comment et pourquoi ? Pour reprendre, en la paraphrasant, la proposition de Pierre Marty, nous pourrions dire qu’avec la crise d’épilepsie nous avons affaire à une désorganisation brutale, massive, éphémère, avec réorganisation relativement immédiate et assez rapidement complète, ce qui diffère, à cet égard, de la plus lente désorganisation et réorganisation postulée par Pierre Marty dans la plupart des atteintes « psychosomatiques ».

En tout cas l’épilepsie nous met au pied du mur car elle sollicite la question de l’unité psyché-soma très inconfortable, en fait, car nous fonctionnons mieux dans le dualisme. Comme le démontre parfaitement le « mystère » de la Sainte Trinité, accéder à la conception de l’Unité de l’Être suppose un mouvement transgressif. Le calamiteux Descartes ne s’y est pas trompé lorsqu’il a créé — erreur monumentale — l’animal-machine, tout ceci pour préserver l’idée de Dieu omniprésent, omnipotent. Il se trouve que « l’épileptique » est le plus souvent robotisé dans la mentalité populaire mais aussi pas loin de l’être dans la pensée neurologique. Robotisation défensive : c’est qu’il nous confronte à notre propre animalité, animalité objet d’un refoulement que l’on pourrait qualifier d’instinctif car il remonte aux débuts de l’humain. La manière dont la crise généralisée simule coït, orgasme, fait partie de cette animalité. Nous n’avons guère bougé de la position de Descartes, une de nos gloires nationales !… le corps subit toujours un discrédit vis-à-vis du psychisme, parcelle divine, autrement dit l’âme à laquelle la neurologie rechigne à toucher et que les psychanalystes dans leur ensemble veulent préserver des impuretés somatiques. Or l’épilepsie débusque les uns et les autres de ces positions idéalisantes.

Quelques mots encore : le travail sur l’épilepsie-maladie, mais aussi sur certains aspects des épilepsies organiques, serait censé ne faire que commencer. Amenées dans le champ « psychosomatique », les épilepsies demandent des approfondissements, en particulier du côté de l’excitation, de la pulsion. Comment situer aussi le fait que l’on peut produire des crises en ne sollicitant que l’influx nerveux (pratique des électrochocs) pour tenter de guérir des atteintes psychiques telle la mélancolie ? Ce ne serait plus donc la libido qui serait en cause. Et quoi donc ? De même nous aurions un grand enseignement à tirer d’un approfondissement des recherches sur le somnambulisme. Le somnambulisme est actuellement considéré comme distinct de l’épilepsie. Et pourtant. Par exemple l’histoire de La Légende de saint Julien l’Hospitalier, si elle peut s’analyser à la lumière de l’épilepsie de l’écrivain, contient des éléments somnambuliques incontestables[xvii]. En définitive l’épilepsie soulève des vagues de questions, elle est aussi infinie et répétitive que l’océan.

Marie-Thérèse Neyraut-Sutterman (1928-2000)

[i] C’est aussi l’ancienne épilepsie « essentielle ».

[ii] Actuellement la génétique semble concerner avant tout les épilepsies localisées.

[iii] Marie-Thérèse Sutterman, thèse de doctorat d’État en lettres et sciences humaines, 1989, Nanterre, « Abord psychanalytique des mécanismes psychiques déterminants dans l’épilepsie essentielle ».

[iv] Sutterman M.-T. (1993), Dostoïevski et Flaubert. Écritures de l’épilepsie, Paris, PUF, coll. « Fil rouge ».

[v] L’épilepsie-maladie est donc très particulière puisqu’elle ne se définit que de la répétition de ses crises, le silence du corps s’installant dans le temps intercritique.

[vi] Hippocrate (1839), Œuvres complètes, Paris, Ed. Jean-Baptiste Baillère, trad. Littré.

[vii] Thèse de Marie-Thérèse Sutterman, op. cit.

[viii] Freud S. (1930), « Dostoïevski et le parricide », Paris, Gallimard, 1930. Préface à la traduction française de Dostoïevski par sa femme, d’Anna Grigorievna Dostoïevski.

[ix] Ferenczi S. (1974), Psychanalyse III, Paris, Payot.

[x] Marie-Thérèse Sutterman, op. cit.

[xi] Braunschweig D., Fain M. (1975), La nuit, le jour, Paris, PUF.

[xii] Freud S., op. cit.

[xiii] Sartre J.-P (1970), L’Idiot de la famille, Gallimard, Paris.

[xiv] Bouchard, Lorilloux, Guedeney, Kipman (1975), « L’épilepsie essentielle de l’enfant », in Psychiatrie de l’enfant, Paris, PUF.

[xv] Par exemple encéphalopathie inaperçue, traumatisme de la naissance non diagnostiqué, deuil, peur…

[xvi] Forrester V. (1985), Van Gogh ou l’enterrement dans les blés, Paris, Seuil.

[xvii] Ce chapitre ressort de discussions avec Michel Fain que je remercie ici.

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