Joël Bernat : « La seconde déformation (Entstellung)

Extrait de : Le processus psychique et la théorie freudienne, L’Harmattan, 1996.

« Rien // n’aura eu lieu // que le lieu »

 » Faire, et en faisant, se faire »[1]

(…) Freud pratique en lui la règle fondamentale et son épochè[2], c’est-à-dire la suspension du jugement et des états de doute, puis perlabore avec l’appui notamment de la pratique et de ses échecs comme épreuve de la réalité (c’est le temps défaillant de la névrose) ; de là, tantôt se dessine une avancée, tantôt un renoncement, un « non ». Mais même ce « non » ne vient faire clôture : c’est-à-dire que si l’on peut renoncer à des contenus de représentations, éléments transitoires, il restera toujours le processus et son déterminisme. Ce dernier apparaît comme un perpétuel travail de deuil, tout d’emprunts de contenus de représentations, puis de leur abandon. Ces contenus sont des éléments transitoires, supports momentanés du processus psychique selon son mouvement propre, son « déterminisme », son chemin, Weg :

« … la conscience est une qualité fugitive, qui ne s’attache que passagèrement à un processus psychique… »[3]

« … notre ignorance complète de la nature dynamique des processus psychiques (…) ils sont inconscients en eux-mêmes [voir les phases deux des formules de contradiction du fantasme par exemple] », peuvent devenir conscients par connexion avec les restes mnésiques de perceptions visuelles et auditives par la fonction du langage. »[4]

 L’Entstellung au second sens, tel qu’en son « Moïse » Freud le rappelle, reprend un ancien fil, perlaboré, qui part de Totem et tabou en 1913, puis « Le Moïse de Michel-Ange » en 1914, pour connaître les élaborations de 1934 à 1939 avec L’homme Moïse, en trois rédactions successives maintenues malgré les redites. Une conviction est acquise depuis Totem et Tabou, qui s’est fortifiée et maintenant existe : « je n’ai jamais douté de ma thèse. » [5]. Ainsi Freud peut apporter, en 1938 quant à l’Entstellung, la précision suivante [6]  : « il en va de la déformation d’un texte » la déformation, qui fait référence au sens premier d’Entstellung, telle que définie dans L’interprétation des rêves (dans leur vocabulaire, Laplanche et Pontalis font remarquer que la traduction par « transposition » – c’est ce terme que l’on trouve dans L’interprétation des rêves – est trop faible et préfèrent donc « déformation » ; les pensées latentes d’un rêve sont exprimées par transcription, Übertragung [7], dans un autre registre et défigurées en pensées manifestes). C’est donc le résultat de l’élaboration secondaire, comme celui de processus inconscients telle que la contradiction logique que nous avons vu avec les formules de la négation dans le fantasme ; « comme d’un meurtre. »

Freud reprend ici une assertion de l’année précédente (1937), dans « Analyse avec fin, analyse sans fin »[8], par rapport aux modes de censure, avec l’exemple des écrits de Flavius Josèphe sur le Christ : soit des passages furent barrés puis les copistes produisirent un texte sans trace de ces suppressions, soit, afin d’éviter les « indices de mutilation du texte »[9], on déformait ce texte en remplaçant des paroles ou inversant des passages. Ceci illustre pour Freud le mécanisme du refoulement, en tant que meurtre d’un texte.

Meurtre aussi tel celui, dans le fantasme, du père par exemple : le père qui séduit, bat, castre, possède la mère, soit le père des fantasmes originaux. Les formules de la négation, en contredisant l’énoncé premier, opèrent le meurtre de ce père du fantasme. En ce sens, tout le texte de Totem et tabou relève d’une telle opération, ce que Ferenczi signalait à Freud[10] : « …votre œuvre est aussi un repas totémique : vous êtes le prêtre de Mithra qui tue le père de ses propres mains – vos élèves sont les témoins de l’acte « sacré » ». Élaboration du meurtre que l’on retrouve plus tard sous une forme résultante, celle, par exemple, de l’incertitude quant au père dans le fantasme du « roman familial » ; « Le difficile n’est pas d’exécuter l’acte » puisque cet acte est toujours inconscient, relevant d’un processus « muet », que permettent le langage, le mot et le « non » ; » mais d’en éliminer les traces ; » ce qui est le résultat des troisièmes phases de contradiction dans le fantasme avec les contradictions suivantes, ainsi que les phases ultérieures d’élaboration par exemple du fantasme en « belle histoire » ou roman familial, en tant que processus de contre-investissement ; »on aimerait prêter au mot Entstellung le double sens qu’il peut revendiquer, bien qu’il n’en soit plus fait usage de nos jours. Il ne devrait pas seulement signifier : changer l’aspect de quelque chose, » donc la déformation ou transposition première (des processus primaires) par négation et élaboration secondaire (grâce aux processus secondaires) ; « mais aussi : changer quelque chose de place, le déplacer ailleurs. »

De quoi s’agit-il ? Déplacer l’objet, ou cela déplace-t-il le sujet ? Ce passage pourrait résumer Totem et Tabou, car, si l’on garde la figuration, la présentation en termes de meurtre du père de la horde primitive, le meurtre une fois commis, les négations ainsi effectuées, agies (car la négation est un agir), les fils changent de place, ils sont déplacés. Ce qu’à sa façon indiquait Ferenczi [11] dans sa lettre à Freud : avec l’Interprétation des rêves, écrite en réaction à la mort du père, Freud mène combat contre le père ; puis avec Totem et Tabou, il mène un combat contre les imagos fantomatiques paternelle et religieuse. Nous pouvons ajouter à cela un troisième temps avec « Un souvenir sur l’Acropole » et un retour au père, mais celui de la Kultur, ce que Granoff [12] a développé.

En tous cas, quelque chose qui relèverait du processus d’affirmation et donc d’une perlaboration. Or, en ce texte, Freud ne cesse d’en donner des illustrations, à commencer par Moïse lui-même. Moïse, par exemple lorsque sa pérégrination l’amène à Méribat-Cadès où il rencontre les Madianites et leur dieu Yahvé : démon inquiétant, avide de sang, rodant la nuit et fuyant la lumière du jour, diable draculéen dont l’Olympe est volcan. Mais le travail de l’Entstellung en fit tout autre, de déformations successives en un déplacement qui en fit le Yahvé que nous connaissons (avec ce temps intermédiaire où, justement, il ne fallait pas énoncer son nom). Or, ce que l’on observe, est que ce changement de place, qui n’est plus une simple déformation, a pour effet de déplacer le sujet même, de le mettre en migration, ce que la pérégrination de Moïse représente :

« Dans bien des cas d’Entstellung de texte, nous pouvons nous attendre à trouver, caché ici ou là, l’élément réprimé ou dénié, même s’il est modifié ou arraché à son contexte. »

Comme dans le délire, il y a un noyau de vérité (une perception), dévoilé ou indiqué par les négations en séance. « L’événement psychique », dont parle Freud, est peut-être l’introduction du langage, car s’il permet de rendre conscient les restes mnésiques de perception visuelle et auditive, il permet aussi, sur son autre face, la contradiction, la négation, c’est-à-dire le meurtre. Et c’est en cela que ce dernier est sans cesse, toujours répété. Meurtre de la chose, de la perception par et pour le mot, ce qui fit dire que le mot est le meurtre de la chose. Mais meurtre nécessaire sinon essentiel en ce qu’il est la condition de la re-présentation : « perdre de vue », sans cesse, comme J. B. Pontalis [13] nous l’a montré, afin que l’absence ne soit pas absence, tout au plus présence du manque, soit une représentation.

Ainsi, l’Entstellung de 1939 est à entendre, non plus au seul sens de déformation quant à des contenus transférés d’un objet à l’autre, comme en 1900, mais aussi comme processus déplaçant la place même du sujet, le mettant en migration, sans cesse (il en va de même avec la conception du transfert : du transfert de contenus sur les objets vers un « transfert infini » [14], processus au-delà des représentations). Cet écart représente d’une certaine façon la visée de la cure quant à la névrose et ses points de fixations, ses « réponses » symptomatiques, clôturantes : remettre en mouvement. In fine, pourrait-on dire que la catharsis de la « préhistoire psychanalytique » est ainsi devenue psychanalyse, soit un large processus en trois temps :

– l’accueil de l’Einfall (grâce à la prescription de la règle fondamentale) puis son jugement d’attribution, mais aussi accueil de tous surgissements psychiques internes, de ce qui fait incidence ;

– le travail perlaboratif qui produit un jugement d’existence et ainsi une affirmation, Bejahung, en produisant, pour reprendre, par exemple, l’expression de Lacan, une traversée (per-) du fantasme (élaboration) ;

– et son effet de remise en migration (Entstellung), de relance du cours des événements psychiques, en un cycle incessant : au-delà des contenus factuels, qui, eux, portent l’illusion d’une clôture, et n’offrent que matière transitoire aux processus psychiques. On ne renonce en rien au sens où l’on passe d’objet en objet, de représentation en représentation : on ne peut renoncer au processus. L’on retrouve ici la distinction kantienne entre penser et connaître, ainsi que la pensée de Schleiermacher que Freud connaissait bien ; les fragments sont des ferments, des potentialités en devenir, des progressivités. L’être est appréhendé comme activité, dans un infini en acte, il est le négatif de la totalité, un fragment qu’il représente.

 En 1910, le « Vinci » rassemblait et figurait les acquis du parcours de Freud, sous la forme d’un « roman » (au sens de Bildungsroman, le roman de formation ?) : n’est-ce pas à entendre au sens de mise en scène, de porter sur une « scène autre » la théorisation, et ainsi la resexualiser ? Mais, dès lors, ne fallait-il pas un second « roman » afin de représenter, métaphoriquement, la suite de son parcours ? Deux romans qui concernent deux créateurs, mais aussi deux marcheurs, fervents de la pérégrination. Et l’on sait le goût de Freud pour la marche.

Mais si Léonard de Vinci présente, figure la quête d’un objet, d’un contenu qui répondrait à, ou de, l’origine, dans l’attente d’achever, de clore cette question de l’Ur, avec L’homme Moïse – et la précision qu’il s’agit de l’homme a quelque poids- est présenté un processus et ses effets, celui de l’expansion d’Éros liant et conquérant en un transfert infini, toujours et sans cesse, au-delà de tout contenu. Dès lors, la question de l’origine n’est plus celle d’un contenu-objet à retrouver, tel que le moi s’y emploie pour maîtrise, mais un processus a perlaborer et affirmer, au fil des représentations dont il s’empare et se vêt. La méthode psychanalytique passerait ainsi d’un premier temps où primait le contenu de représentation et son interprétation, vers un second temps où prédomine le dévoilement des processus psychiques au-delà de leurs contenus représentatifs (voir infra).

Processus psychique donc illustré par les déplacements même de l’homme Moïse, de jugements d’attribution en jugements d’existence. Ce qui n’achève nullement le déplacement, puisqu’une fois produite l’affirmation qui en découle, celle-ci agit un nouveau déplacement, une Entstellung vers de nouvelles représentations. Ce qui est cathartique est la mise en migration. Le Moïse est une dernière figuration de l’exigence et de la méthode, est c’est un « roman ». Nous avons vu que Freud recourt au mode du roman (voir les chapitres sur la Katharsis et la perlaboration) pour l’écriture du cas afin de donner une figuration des processus psychiques et de leur nature dynamique, car :

« On n’a pas le droit de se plaindre de ce que le dynamique ne trouve dans les phénomènes qu’une expression équivoque. » [15]

La présentation (au sens de Darstellung) de la topique de l’appareil psychique, et son fonctionnement, reprend en fait un modèle théâtral tragique, grec ou shakespearien [16] (voir infra) mettant en scène des « actants » non-humains, dieux ou processus psychiques, en tant que figurant le déterminisme, le fatum, dessinant la migration synchronique d’un héros éponyme (Hamlet, Lear, Faust ou le « je ») ; au début, une disposition topographique des instances donne des moments qui vont se déployer diachroniquement en déplacements successifs du héros, migration où celui-ci tente de s’approprier son fatum : est-ce en ce sens qu’il y aurait à entendre la citation de Goethe tant de fois répétée par Freud ?

« Ce que tes aïeux t’ont laissé en héritage, / si tu le veux posséder, gagne-le » ce qui serait une bonne définition de la visée, ou de l’objet du processus de la migration.

Toute pièce, toute cure est ainsi le lieu d’une transformation d’un ordre spatial en série temporelle. Mais si Freud va du roman individuel vers le mythe, ce n’est pas jusqu’au point où la mythification ôterait toute historicité. La psychanalyse serait un modèle tragique d’interprétation historique, où le mythe rendrait compte des structures, alors que la tragédie grecque historiserait le mythe (selon Michel de Certeau). Freud emprunte aussi à la rhétorique [17] des mécanismes qui déplacent, défigurent, déguisent, soit les métaphore, métonymie, synecdoque et paronomase, procédés stylistiques du discours, d’énonciation ; en cela est-il opposé à une rationalité qui prend appui, elle, sur l’analogie, la cohérence, la reproduction.

Ainsi la question de l’origine se doit de rester ouverte, pour son effet de mise en mouvement, de migration, et non pour la conquête de quelque contenu représentatif ; et c’est ce qu’impose la notion de processus, et ce à l’image du dernier schéma de l’appareil psychique, ouvert sur le soma. L’achèvement consisterait, d’un objet ou d’un contenu, c’est-à-dire d’un symptôme, à clore, dénier cette ouverture. De là (pourquoi pas ?) l’insistance de Freud a maintenir l’horizon biologique, tel un infini nécessaire à la pulsion d’investigation, fut-ce un roc ? Car le « Vinci » s’achève sur une formulation du « roc d’origine » :

« Nous nous plaisons ainsi à oublier qu’à vrai dire tout dans notre vie est hasard, à partir de notre commencement, par la rencontre du spermatozoïde et de l’ovule, hasard qui participe certes aux lois et à la nécessité de la nature, mais qui est sans rapport avec nos désirs et nos illusions (…) chacun de nous, êtres humains, correspond à l’une des tentatives sans nombre dans lesquelles ces ragioni (= raisons) de la Nature se fraient une voie vers l’expérience. » [18]


[1] Mallarmé S., in « Un coup de dés », et « Igitur », op. cit.

[2] Chez les Stoïciens, les Sceptiques et les Néo-académiciens, il s’agit de la suspension de toute affirmation ; puis avec Cicéron, cela devient la suspension de tout jugement et de tout accord : pour préserver « un esprit non prévenu » ? Notion reprise par Husserl comme méthode d’accession transcendantale.

[3] Freud S., L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard 1986, p. 190.

[4] Ibid., p. 192.

[5] Ibid., p. 137.

[6] Ibid., p. 115.

[7] Voir L’interprétation des rêves, op. cit., p. 241 sq., par exemple.

[8] Résultats, idées, problèmes, II, pp. 251-252.

[9] Ibid.

[10] Correspondance Freud – Ferenczi, lettre du 23 – VI – 1913, p. 524, Calmann-Lévy 1992.

[11] Ibid.

[12] Voir Filiations, le chapitre final sur « La décision », op. cit. D’abord, s’arracher au monde des pères, désacraliser et s’autoengendrer ; puis le temps de la rémanence de la volonté paternelle, de l’idéalisation, de la culpabilité, voire de la religion d’un père sacré ; enfin, un retour au monde des pères, en une spiritualité non religieuse.

[13] Voir Pontalis J. B., Perdre de vue, Gallimard 1988.

[14] Selon l’expression de J. B. Pontalis in La force d’attraction, La librairie du XXè siècle, Seuil 1990.

[15] Freud S., « Le moi et le ça », OCF-P., XVI, PUF 1991, p. 260.

[16] Nous suivons en cela la thèse de Michel de Certeau, op. cit.

[17] Voir Benveniste E., op. cit.

[18] Freud S., Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Pais Gallimard 1987, pp. 178-9.

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Une réponse à Joël Bernat : « La seconde déformation (Entstellung)

  1. Gindele dit :

    Cher Joël Bernat,
    passée l’année du centenaire de la publication de « Totem et tabou », les doutes sur la construction autour du meurtre d’un « père originaire » demeurent. Dans votre écrit de 1996, vous semblez tout d’abord déceler un progrès qui aurait été accompli entre le premier et le dernier livre freudien sur la religion, à travers la notion d’Entstellung qui changerait de sens entre les deux ouvrages, pour évoluer vers un sens positif dans le « Moïse », loin du parricide totémique ; mais à vous lire de plus près, il semble que ce changement de sens aurait lieu dans le texte même de « Totem et tabou »… Je vais essayer de comprendre votre démarche, mais je peux déjà affirmer que l’Entstellung ne me semble pas plus positive en 1939 qu’auparavant, qu’on la traduise par « déformation » ou par « déplacement ». Je vous cite :

    « L’Entstellung au second sens, tel qu’en son « Moïse » Freud le rappelle, reprend un ancien fil, perlaboré, qui part de Totem et tabou en 1913, puis « Le Moïse de Michel-Ange » en 1914, pour connaître les élaborations de 1934 à 1939 avec L’homme Moïse, en trois rédactions successives maintenues malgré les redites. Une conviction est acquise depuis Totem et Tabou : « je n’ai jamais douté de ma thèse. » (Moïse, p. 137) Ainsi Freud peut apporter, en 1938 quant à l’Entstellung, la précision suivante : « il en va de la déformation d’un texte… » »

    La « thèse » en question ne concerne pas l’Entstellung mais la théorie du meurtre du père préhistorique. En effet, si l’on continue la lecture de ce passage, la suite de cette phrase freudienne extraite du « Moïse » donne beaucoup à penser: « mon manque d’assurance ne commence que lorsque je me demande si j’ai réussi à apporter la preuve de ces thèses sur l’exemple choisi du monothéisme juif » (« Moïse », p. 137). Or, ce manque d’assurance s’accentue jusqu’à devenir une réserve expresse si on relit la première phrase de l’avant-dernier chapitre de « Totem et tabou » (IV, 6) : « Je suis sous l’effet d’un grand nombre de puissants motifs qui me retiendront d’essayer de retracer l’évolution ultérieure des religions, depuis son début dans le totémisme jusqu’à l’état actuel. » (trad. M. Weber, 1993, p. 296) Autrement dit, dans la mesure où l’origine du monothéisme n’est pas élucidée mais contournée, toute la construction de la fin de « Totem et tabou » reste en suspens – en effet, que reste-t-il de l’ensemble si on en retranche cette fin ? Mieux : Freud passe outre son annonce de ne pas parler de « l’état actuel » car, après avoir contourné le judaïsme, il se penche néanmoins sur le christianisme, en affirmant que la mort du Fils prouverait a posteriori le meurtre d’un père originaire…
    Loin de cette problématique, vous cherchez à établir deux équivalences, l’une entre une Entstellung-déformation et une « transposition première (des processus primaires) par négation », et l’autre entre une Entstellung-déplacement et « une élaboration secondaire (grâce aux processus secondaires) »
    Citons (sans le couper) le passage auquel vous vous référez :

    « Il en va de la déformation d’un texte comme d’un meurtre. Le difficile n’est pas d’exécuter l’acte mais d’en éliminer les traces. On aimerait prêter au mot « Entstellung » le double sens qu’il peut revendiquer, bien qu’il n’en soit plus fait usage de nos jours. Il ne devrait pas seulement signifier : changer l’aspect de quelque chose, mais aussi : changer quelque chose de place, le déplacer ailleurs.  » (Moïse, p. 115)

    Au lieu de tenir compte du contexte d’où cette citation est extraite, vous tentez de l’appliquer au livre de 1913 :

    « Ce passage pourrait résumer Totem et Tabou, car, si l’on garde la figuration, la présentation en termes de meurtre du père de la horde primitive, le meurtre une fois commis, les négations ainsi effectuées, agies (car la négation est un agir), les fils changent de place, ils sont déplacés.
    Ce qu’à sa façon indiquait Ferenczi dans sa lettre à Freud : avec l’Interprétation des rêves, écrite en réaction à la mort du père, Freud mène combat contre le père ; puis avec Totem et Tabou, il mène un combat contre les imagos fantomatiques paternelle et religieuse. »

    Si je vous comprends bien, le second sens d’Entstellung serait de nier la haine envers le père de la horde, les fils étant « déplacés » par rapport à l’acte qu’ils viennent de commettre ? Ce serait répéter ce qu’écrit Freud dans cet ouvrage…
    A quoi bon utiliser un terme pris dans un contexte aussi éloigné ? Pour pouvoir coller à Freud un peu de la haine du père que lui prête Ferenczi ? Mais on voit mal comment Freud aurait combattu le père en résolvant l’énigme des rêves. On serait plutôt fondé à supposer que, pour être capable d’accomplir ce travail fascinant, son père a dû lui transmettre quelque chose de précieux. En revanche, on peut être d’accord avec le programme d’un combat contre les mythes religieux – mais a priori le mythe du père de la horde ne semble pas approprié à un tel but – à moins que Freud l’ait imaginé dans un autre but, que nous n’ayons pas encore compris (à cet égard, le fait saute aux yeux qu’il soit modelé sur le mythe paulinien du péché originel racheté par la mort d’un Fils…)
    Mais revenons au fait déjà mentionné : pourquoi sortir ledit passage sur l’Entstellung de son contexte mosaïque précis, le 6e chapitre de la 2e partie du livre « L’homme Moïse et la religion monothéiste »? Si Freud l’a écrit à cet endroit précis et pas ailleurs, c’est qu’il avait certainement une raison…

    « Or, en ce texte, Freud ne cesse d’en donner des illustrations, à commencer par Moïse lui-même. Moïse, par exemple lorsque sa pérégrination l’amène à Méribat-Cadès où il rencontre les Madianites et leur dieu Yahvé : démon inquiétant, avide de sang, rodant la nuit et fuyant la lumière du jour, diable draculéen dont l’Olympe est volcan. Mais le travail de l’Entstellung en fit tout autre, de déformations successives en un déplacement qui en fit le Yahvé que nous connaissons (avec ce temps intermédiaire où, justement, il ne fallait pas énoncer son nom). Or, ce que l’on observe, est que ce changement de place, qui n’est plus une simple déformation, a pour effet de déplacer le sujet même, de le mettre en migration, ce que la pérégrination de Moïse représente : « Dans bien des cas d’Entstellung de texte, nous pouvons nous attendre à trouver, caché ici ou là, l’élément réprimé ou dénié, même s’il est modifié ou arraché à son contexte. » [je souligne] »

    Mais quand l’évolution historique transforme un dieu primitif en un dieu plus civilisé, on ne peut guère parler de déformation, il me semble ; celle-ci consisterait plutôt, sous la plume des scribes tardifs, à modifier le texte afin de minimiser la primitivité première du dieu. Freud (qui n’a sans doute vu qu’une confirmation de son impression à la lecture du bibliste Wellhausen) mentionne une deuxième tendance chez ces scribes tardifs, celle d’attribuer au temps de Moïse l’autorité et l’origine des lois datant assurément de leur époque postexilique…
    Secundo : Le Moïse de Freud n’arrive pas à Cadès ; si vous pensez au Moïse no. 1, l’Égyptien, il est censé avoir été assassiné avant que les Lévites n’arrivent, en compagnie des Israélites, chez les Madianites où ils adoptent le dieu local Yahvé, dieu dont un prêtre madianite important est censé s’appeler « Moïse », lui aussi – ce qui est bien incongru : comme l’a noté Louis Beirnaert (1986), dans le cas de Moïse 1, le nom égyptien prouve l’égyptianité, mais pas dans le cas de Moïse 2… ce qui jette aussitôt le discrédit sur le prétendu meurtre de no.1…
    Or, où se trouve l’élément réprimé et déplacé après le meurtre du Moïse égyptien? Il est mentionné juste après le meurtre et avant le passage sur la Entstellung : soudain, les lévites ne sont plus des Israélites, comme dans la première partie, mais des Égyptiens, occupants les plus importants postes sacerdotaux, autrement dit les ancêtres des rédacteurs de la Bible aux 7e – 5e siècle ; ils ont rédigé l’histoire de Moïse au nom égyptien ; et comment ont-ils fait pour le transformer en Israélite ? Voilà une question que Freud pose – et à laquelle il s’abstient de répondre !! Le lecteur est appelé à la trouver lui-même… ce qui est en jeu est rien de moins que le sentiment d’élection religieuse – peut-être soupçonne-t-on que les conséquences en sont aussi intéressantes que difficiles à comprendre.
    Bien à vous,
    T. Gindele

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