Deux « affirmations » : Behauptung & Bejahung (Joël Bernat)

Il y a deux termes, chez Freud, souvent indifféremment traduits en français par celui d’ affirmation. Or ces deux termes sont radicalement opposés en tant qu’actions psychiques.

Chez Freud

C’est en 1925 que Freud introduit, dans le lexique de la psychanalyse, un terme nouveau[1], Bejahung, afin de différencier deux registres de l’affirmation, diamétralement opposés, en même temps qu’une nouvelle forme de négation, la Verneinung (voir ce terme), ce qui n’est pas un hasard : en effet, ces deux notions fonctionnent au même niveau de l’appareil psychique dans le trajet perception – conscience.

Malheureusement, dans les traductions françaises, les termes Bejahung et Behauptung ne sont pas différenciés puisqu’ils sont rendus indifféremment par « affirmation ». Ce qui est juste mais imprécis. Par ailleurs, Freud détenait ce terme de Bejahung par-devers lui depuis fort longtemps, puisqu’il était une des notions centrales de son professeur de philosophie à l’Université (voir le § Philosophie ci-dessous).

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Behauptung (affirmation au sens de « assertion »)

Soit le terme utilisé par Freud, de façon exclusive, jusqu’en 1925, lorsqu’il indiquait l’affirmation d’un contenu de pensées. Affirmation, mais avec la connotation de prétendre, et ce sur le dire d’un autre, d’affirmer un état ou un contenu. C’est-à-dire une « assertion » : dans la langue courante, « eine Behauptung aufstellen » signifie « prétendre, avancer une affirmation » (ce qui est souligné, dans la composition du terme par haupt, la tête, le chef). La Behauptung désignerait donc une affirmation intellectuelle ou cogitative, imposée sur ou à un autre, dans un rapport de contrainte (Forderung, voir ce terme) ou de domination, sinon de suggestion hypnotique. C’est un des modes d’énoncé de l’interprétation faite au patient que Freud a toujours fortement critiqué.

Pour exemple :

– Alfred Adler en fit une notion centrale de sa théorie : la Behauptungstrieb sera          it la « pulsion d’affirmation » de l’individu qui arriverait à subordonner sa sexualité aux raisons de son moi selon sa « volonté de puissance », c’est-à-dire un désir du moi d’affirmer et de s’affirmer selon sa qualité d’organe (voir la critique de Freud in « À partir de l’histoire d’une névrose infantile », OCF-P XIII, P.U.F. 1988, pp. 20 & 51, ou dans Inhibition, symptôme, angoisse, P.U.F 1971, p. 77) ;

 Trotter avait développé, lui aussi, une notion similaire, la Selbstbehauptung, « affirmation de soi » (voir la critique de Freud, in « Psychologie des masses et analyse du moi », OCF-P. XVI, P.U.F., 1991).

La Behauptung désigne donc pour Freud un mode d’affirmation du moi qui peut prendre des formes multiples, telles que : l’affirmation d’un savoir appliqué sur, a priori, qu’il soit savoir clinique sur le patient, ou savoir sur l’inconscient de l’autre, ou encore psychanalyse appliquée, ou bien des visions-du-monde (politique, religieuse, théorique, sexuelle au sens des théories sexuelles infantiles) – voir le terme de Weltanschauung.

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Bejahung (affirmation au sens de « confirmation »)

La Bejahung indique un mouvement inverse : non plus une assertion qui partirait du moi sur un autre sujet afin de prendre le pas sur lui, mais un mouvement qui viendrait, de l’intérieur, saisir le moi comme cela se produit dans l’épreuve de réalité (voir ce terme). Nous retrouvons ici, d’une certaine façon, le mouvement même de l’Anspruch (voir ce terme).

Ce mode d’affirmation est le résultat d’un long trajet, celui-la même visé par la psychanalyse, c’est-à-dire les épreuves de réalité, ce que développe et illustre le texte de Freud sur la « Négation ». La Bejahung est une « confirmation », c’est-à-dire la reconnaissance d’une réalité ou d’une affirmation émise par un autre, ou la reconnaissance d’un processus dont la source est interne (ce que Freud a illustré par exemple dans Un souvenir sur l’Acropole[2]), affirmation dont le contenu peut être retrouvé à tout moment aussi bien dans la réalité externe que dans l’inconscient, c’est-à-dire à « exister au sens de l’inconscient »[3] selon l’expression de Freud : « Je n’avais jamais pensé à cela ! » dit le patient, à quoi l’analyste pourrait répondre : « Vous avez touché juste l’inconscient »[4].

Cela revient à dire que la Bejahung est le résultat d’un long processus, celui d’une perlaboration ou de l’analyse, processus que Freud a peu à peu développé avec le système perception – conscience, en deux temps successifs, deux temps forts, composant le processus global de la Bejahung[5] :

– le jugement d’attribution d’une perception dans l’appareil psychique ;

– puis le jugement d’existence portant sur une représentation consciente de cette perception (voir ces termes) ;

soit deux temps centraux qui marquent le trajet d’une perception vers son état de représentation consciente ayant subie l’épreuve de réalité et pouvant, à cette seule condition, être affirmée ou confirmée.

C’est l’ensemble de cette opération que Freud situe du côté d’Éros en opposition aux négations qui, elles, sont du côté de Thanatos.

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Dans les années soixante-dix, en France, un engouement étonnant s’empare de ce texte, se manifestant par un record de traductions (une vingtaine) et autant de commentaires et lectures interprétatives. De cet ensemble, nous pouvons relever deux positions extrêmes.

– Une lecture strictement technicienne ou clinicienne, réduisant le texte et son intérêt à la seule première page, ne retenant que le mécanisme de la dénégation. Les mises en garde de Freud quant à ce genre de pratique sont niées :

« (…) les psychiatres et les neurologues se servent souvent de la psychanalyse comme d’une méthode thérapeutique, mais ils montrent en règle générale peu d’intérêts pour ses problèmes scientifiques et sa significativité culturelle (…) ils se créent un méli-mélo de psychanalyse et d’autres éléments et donnent cette démarche pour preuve de leur largeur d’esprit, alors qu’elle prouve seulement leur manque de jugement »[6].

Une telle lecture opère donc un déni sur le reste du texte, conduisant même certains à le qualifier de « spéculation philosophique »… A les suivre, on en reste à une pratique de l’interprétation comme Behauptung, ce qui bien souvent suscite la répétition des réfutations du patient, versées au compte de sa seule résistance.

– L’autre position, initiée par Lacan et Hyppolyte, tire le texte vers des spéculations philosophiques, notamment hégéliennes. Cette position n’échappe pas, elle non plus, au déni. Que signifie d’interpréter avec et par Hegel un auteur aussi nettement anti-hégélien que Freud ? Notons l’insistance de Freud sur ce point : pas de métaphysique, celle-ci n’est que religieux ou une fantasmatique narcissique. Hegel était la cible préférée des anti-métaphysiciens dans la mesure où il supposait la précession du langage sur la perception et les actes psychiques, déplacement qui est la source des discours théologiques : « Au commencement était le Verbe ». L’enjeu est celui de la primauté du langage ou de la perception. Lacan a favorisé le déni du sensoriel et des actes psychiques en instaurant le primat du langage et donc la toute-puissance de la pensée, en une forme de retour du religieux.

La position de Freud nous paraît inverse. Elle pose dès les Études sur l’hystérie que la sensation suggère l’idée, et que s’ouvre ici le conflit entre ces deux modalités du psychique. Selon que l’on adopte la position hégélienne ou celle que nous semble prendre Freud – la perception est première – des conséquences en découlent pour la cure, notamment par rapport au transfert et à l’existence ou pas d’une névrose de transfert. Il faudrait ici un long développement. Contentons-nous de suggérer le caractère décisif des enjeux attachés à ce concept de Bejahung.

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Quelques références

Bejahung :

1 – 1925, GW XIV, 9-16, « La négation » in OCF-P., XVII.

2 – 1932, GW XVI, 32-61, « Rêve et occultisme », in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse.

3 – 1936, GW XVI, 250-260, « Lettre à Romain Rolland », in OCF-P. XIX.

 

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Wahrnehmungssystem (système perception – conscience)

1 – 1899, GW II-II, 542, 544 f (§ VII B), 579 f (§ VII D), 620 f (§ VII f), « L’interprétation des rêves ».

2 – 1915, GW X 423, « Compléments métapsychologiques sur la théorie du rêve », OCF-P. XV.

3 – 1920, GW XIII 23 f, 24-31, « Au-delà du principe de plaisir », OCF-P. XV.

4 – 1922, GW XIII 249-255, 285, « ça et moi », OCF-P. XVI.

5 – 1924, GW XIV 4-8, « Bloc magique », OCF-P. XVII.

6 – 1924, GW XIV 119, « Inhibition, symptôme et angoisse ».

7 – 1932, GW XV 82, 84, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse.

8 – 1932, GW XVI 9, « Sur la possession du feu », OCF-P. XIX.

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En philosophie

La Bejahung est, à l’origine, une notion philosophique spécifique aux anti-métaphysiciens (courant très méconnu en France), et donc un des axes essentiels de l’enseignement de Brentano, le maître es philosophie de Freud. Franz Brentano, « personnalité géniale », « homme diablement intelligent »[7], enseigna jusqu’en 1895 à Vienne, et fut une source très influente pour la philosophie du XXe siècle et la psychologie moderne. A titre d’exemple, parmi d’autres, Husserl, le fondateur de la Phénoménologie, reconnaît lui devoir son choix de la philosophie. Freud fréquente le séminaire de Brentano, trois fois par semaine, de 1874 à 1876, et lui rend quelques visites à son domicile. Ainsi a-t-il suivit les séminaires sur « La philosophie d’Aristote »[8] qui sera très présente dans Les études sur l’aphasie, tout comme celui de « Lectures d’écrits philosophiques » et les Cours de logique et de Métaphysique.

Brentano passe pour le fondateur de la psychologie moderne comme science destinée à servir de base à toute discipline et à résoudre les problèmes philosophiques. Pour ce faire, cette psychologie se devait d’être, non plus « génétique » mais « descriptive ». Il en pose les fondements en 1874 avec sa Psychologie du point de vue empirique dont la thèse centrale est que le phénomène psychique est une représentation construite à partir d’actes psychiques plus complexes, tels que les jugements, les désirs et les affects. L’acte psychique porte en lui-même l’intention vers l’objet auquel il se réfère. Parcourir les écrits de Brentano, permet de repérer sur quoi Freud appuie sa théorisation, notamment pour ce qui concerne le passage du trajet de la perception vers la conscience. Par exemple :

– L’affirmation de Brentano selon laquelle rien ne peut être jugé qui ne soit au préalable représenté dans l’esprit (c’est le jugement d’attribution) ; ainsi, toute perception interne résulte d’un jugement, et tout jugement est soit affirmation, soit déni ;

– Le rapport de la perception et de la représentation à partir des jugements d’attribution et d’existence, avec pour centre la distinction perception interne / perception externe ;

– Il en résulte que toute réalité n’est qu’individuelle (soit la réalité psychique de Freud) ;

– Enfin, amour et haine constituent la base de ces jugements mentaux, selon le principe d’une « force originelle » plaisir / déplaisir (l’on retrouve, sur ce point, les moi-plaisir et moi-déplaisir de Freud ainsi que les thèses d’Empédocle d’Agrigente).

Freud rejoint aussi, à propos de la Bejahung, un élément clef également présent chez Nietzsche, l’affirmation de la vie, Lebensbejahung, et il place celle-ci du côté de l’affirmation d’Éros et sa tendance à l’expansion (les investissements) et à l’unification, en opposition à Thanatos dont dépendent les formules de réfutations et de négations, c’est-à-dire l’expulsion et la destruction (les désinvestissements)[9].

On entrevoit l’influence déterminante de Brentano sur la pensée de Freud et surtout sur sa méthode.

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Notes

[1] “La négation”, GW XIV, 11-15 (Die Verneinung), SE XIX, 235-239 ; RFP 1934, VII,  2, 174-177 ; “La dénégation”, trad. François Lyotard, in Discours, Figure, Paris, Klienksieck, 1971 ; trad. Jean Michel Rey, in Parcours de Freud, Paris, Galilée, 1974 ; trad. Bernard This et Pierre Thèves, in Coq-Héron, 52, 1975 ; trad. Jean Laplanche, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, P.U.F., 1985 ; trad. coll. in Œuvres complètes, XVII, Paris, P.U.F., 1992.

2 1936, « Lettre à Romain Rolland. Un trouble du souvenir sur l’Acropole », GW XVI, 250-7 (Brief an Romain Rolland : « Eine Erinnerungsstörung auf der Akropolis), Studienausgabe IV 283, SE XXII, 239-248 ; trad. M. Robert, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, P.U.F., 1985 ; trad. H. et M. Vermorel, in Sigmund Freud et Romain Rolland. Correspondance 1923-1936, Paris, P.U.F., 1993 ; OCF-P. XIX, P.U.F. 1995.

3 Voir, par exemple, « Le moi et le Ça », OCF-P XVI, P.U.F 1991.

4 « Constructions dans l’analyse » (1937), Résultats, Idées, Problèmes II, op. cit., p. 275 sq.

5 Reprenant précisément des énoncés de « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques », in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, P.U.F., 1984, pp. 135 à 137 ; GW VIII, 230-8 (Formulierungen über die zwei Prinzipien des psychischen Geschehens), Studienausgabe III 13, SE XII, 218-226.

6 Freud S., « Préface à la Medical Review of Reviews », OCF-P XVIII, PUF 1994, pp. 337-8.

7 Voir la lettre de Freud à Eduard Silberstein, du 05. III. 1875, in Lettres de jeunesse, Gallimard 1990.

8 Par exemple, Brentano Franz, De la diversité de l’être d’après Aristote, Vrin 1992.

9 Voir « La négation » in Résultats, Idées, Problèmes, tome II, op. cit., p. 170. Nous avons développé cela dans Bernat J., Le processus psychique et la théorie freudienne, coll. Études Psychanalytiques, L’Harmattan 1996, et Transfert et Pensée, L’esprit du temps, 2001.



 

 

 

 

 

 

 

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