Joël Bernat: Cheminant, d’appartenances à identité (Appartenances, environnement, identité & migrations)

La notion d’identité est trop souvent confondue avec celle d’appartenance, de même que l’effet de l’environnement premier est négligé dans le processus de constitution de l’identité. Nous présentons ici une première tentative de différenciation.

Il s’agit ici de différencier d’une part l’identité de l’appartenance – qui sont le plus souvent confondues – puis, d’autre part, le rôle de l’environnement dans la création de l’identité.

Conférence d’ouverture donnée au colloque «Migration et identité» du C.I.E.R.A, le 22 novembre 2006, à Paris Sorbonne IV.

Pour citer ce texte:

Joël Bernat, «Cheminant, d’appartenances à identité» (Appartenances, environnement, identité & migrations), in: Migrations et identités, J.-P. Cahn et Bernard Polini (éds.), Presse Universitaires du Septentrion, 2009, pp. 17-30.


1 – Appartenance ou identité?

2-Environnement et construction identitaire

3-Le conflit

4-Migrations

4.1-La migration par rapport à l’appartenance

4.2-La migration par rapport à l’identité

4.2.1-Comme quête externe

4.2.2-Comme quête interne

Conclusion


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1 – Appartenance ou identité?

Lorsque l’«on me demande»: «qui êtes-vous?», je suis invité à me présenter, c’est-à-dire décliner mon identité1, et je vous dirais mes nom, prénom, lieux d’habitation ou de travail, ma profession ou mon statut social, etc. Et nous serons satisfaits. Mais serez-vous pour autant renseigné sur ma personne? Nous savons que non, puisqu’en fait j’ai, selon l’usage, énoncé les éléments qui me relient à des groupes, soit la façon dont je suis identifié par eux; autrement dit, je vous ai indiqué mes appartenances (au groupe des français, des hommes, des petits bruns, etc.), comme cela est résumé sur la carte dite d’identité. Le plus remarquable est que nous confondons et tenons ces appartenances pour des identités de personnes alors qu’elles ne sont, au mieux, que des identifications de groupe2.

Mais si «Je me demande»: «qui suis-je?», un malaise souvent me répond, une sensation de vide qui, notons-le, fait le sol de la question dépressive: car à ma question, soit fait écho le silence de l’absence des mots, soit je mesure combien mes appartenances ne tiennent plus comme réponses intimes et internes et qu’elles sont tout au plus des désignations externes3.

Avec l’appartenance, nous serions aux prises avec l’altérité externe et l’intersubjectif, soit le rapport de moi aux autres, c’est-à-dire qu’il y a la présence d’un autre dans la question de l’appartenance, alors qu’avec l’identité nous aurions affaire avec l’intrapsychique et une altérité interne, un rapport entre moi et je, c’est-à-dire une question sans l’autre, ipsocentrée4.

Si l’on poursuit sur la voie de l’appartenance, c’est-à-dire la façon dont je suis identifié par un autre ou un groupe, l’on peut observer que cette opération débute fort tôt: en effet, dès la naissance, la première parole énoncée concerne l’appartenance à un des deux sexes: «c’est une fille, c’est un garçon»5. Opération qui se poursuit, par exemple, à la maternité lors du défilé de la famille dont chaque membre va énoncer, lui aussi, une appartenance sous la forme d’une identification: «ce sont les yeux de sa mère, le nez de son père, etc.»; opération qui énonce une appartenance afin de reconnaître le nouveau venu – qu’il ne soit plus un inconnu – et de pouvoir ensuite lui parler6, car cet acte d’identification est aussi la condition de la parole7.

Cette identification est donc une nomination verbale, un baptême civil qui produit une forme d’assignation «à résidence»8, condition requise pour être incorporé dans un cercle et jouir de sa protection. Ce processus de nominations se prolonge toute la vie sur ce mode de l’assignation verbale.

Remarquons que cette dimension de l’appartenance est le plus souvent figurée selon une représentation spatiale, celle du cercle (familial, intime, professionnel, etc.), représentation tout à fait indiquée pour la grégarité9. Mais ce type de représentation spatiale du cercle a une conséquence immédiate, quasi logique:

– Si le cercle est vécu comme contenant et protecteur, traçant un topos, des «racines»;

– Alors le danger est projeté à l’extérieur de ce cercle, créant ainsi une frontière10 et donc une altérité;

– ainsi, c’est le «hors cercle» (le «non-moi» ou le «non-nous») qui devient le porteur ou le lieu topique du danger, de la menace, et contre lequel il y a à se protéger: c’est ainsi que, par voie de conséquence, la haine (qui repousse au dehors pour supprimer la peur) devient l’affect organisant les relations entre les différents cercles. Le racisme en est un bel exemple et fonctionne sur ce jeu des appartenances et des menaces supposées pour l’identité de mon groupe. Mais notons aussi que la haine a une fonction interne au groupe: celle de resserrer les liens et développer l’identité de groupe par ce jeu de différentiels d’avec les autres groupes11, oppositions qui renforcent le sentiment de sécurité interne et de cohésion (puisque les menaces sont projetées à l’extérieur): ce serait même la première fonction de la haine, et c’est pour cela que le racisme est éternel et commence avec le voisin.

Je le disais à l’instant, le cercle est une figure idéale pour représenter la grégarité, c’est-à-dire le troupeau de ses éléments constituants. Un exemple admirable est celui de la grande présence des métaphores ovines – fondatrices de notre culture – qui nous viennent lorsque nous sommes dans les appartenances et l’esprit de grégarité, sans doute un lointain héritage de nos ancêtres pasteurs: il y a le guide, Panurge et la «gent moutonnière» (selon le mot de Balzac), moutons sages et crédules qui se laissent tondre12; du côté de la brebis, outre le croyant fidèle à son pasteur, il y a aussi la brebis égarée qui s’écarte du troupeau pour suivre ses inclinations, la brebis galeuse, dangereuse et indésirable, etc. Et puis l’exclu porteur de ce que le groupe refoule, mais là, ce n’est plus un ovin, mais un bouc nommé «émissaire».

En opposition radicale à l’appartenance, l’identité personnelle n’est pas un espace dans la mesure où l’identité ne trouve pas d’emblée un lieu: c’est un long et lent processus temporel, sans fin. Elle est une quête, un voyage, une migration interne. On retrouve ici un principe de la philosophie taoïste: ce n’est pas le but du chemin qui importe, c’est le voyage, car c’est lui qui nous constitue13.

Aussi n’est-ce point étonnant si bien des penseurs, dont la longue existence leur permis de faire œuvre, soulignent l’importance du chemin. Par exemple, aux derniers temps de sa vie, alors que se dessinait la publication intégrale de son œuvre, c’est en ces termes que Martin Heidegger trace un en-tête au projet14: «Wege – nicht Werke»: des chemins – pas des œuvres. Mot d’ordre, donc, figuré par le court texte «Un chemin de campagne»15. En cela, le philosophe est dans la lignée des plus anciens, qu’ils fussent les sages du Tao (terme qui signifie le chemin ou la voie16), ou encore Platon, celui du Timée17 et de la Cause errante. C’est le cheminement, en tant que pérégrination, qui est formateur de l’identité. Ce que Freud indique aussi: «Le meilleur conseil (…) suivre la voie que j’ai moi-même parcourue118», et non pas le réciter.

Si l’on tente de rassembler ces éléments pour une essai de définition, afin de différencier ces deux dimensions de l’appartenance et de l’identité, nous pourrions donc soutenir ceci:

– l’Appartenance est verbale et spatiale, produite par un mécanisme: être identifié par, être (re-)connu comme ou par19 un groupe, une institution, une masse, etc. Le cercle de l’appartenance, résultant souvent de la Kulturarbeit, superpose et impose à l’identité individuelle ou à son sentiment, une identité de groupe, faisant passer d’un «être» à un «avoir» (une famille, métier, femme, enfants, pays, etc.), ce qui est donc la base d’un conflit entre ces deux dimensions20, conflit qui n’est pas systématique, puisque l’on peut se satisfaire de ses appartenances21; mais si ce cercle est protecteur, il est aussi clôturant22; et ce mécanisme fonctionne selon une assignation verbale clairement énoncée à un sujet qui doit s’y soumettre s’il ne veut pas être seul (quand il a le choix) ou rejeté (comme dangereux, délinquant, fou, etc.); par ailleurs, nous devons souligner une exigence du groupe (Forderung) qui consiste à faire primer l’appartenance sur l’identité, le être identifié par sur s’identifier comme;

– l’Identité est temporelle, sensorielle et individuelle, indivisible et repose sur le mécanisme de s’identifier comme (et non à23), se (re-)connaître selon un processus actif et non plus passif, subi; elle est aussi un cercle mais interne, intime, celui d’une identité ontologique, liée à la conscience et la construction de soi (de mon moi).

Ces deux dimensions vont donc être en perpétuel conflit dans la vie psychique.

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Afin d’éclairer cette notion d’identité personnelle, nous avons à introduire un troisième terme, car le sentiment d’identité a évidemment une origine.

2 – Environnement et construction identitaire

Il nous faut différencier ce processus de l’appartenance de celui que l’on nomme24 environnement, en tant que premier espace psychique. Il se constitue sous la forme d’un dépôt interne progressif, car il résulte de l’intériorisation psychique de mon premier univers, de sa mentalisation, tel qu’il est sensoriellement perçu (c’est-à-dire qu’il ne relève pas forcément d’énonciations verbales: on dit d’ailleurs, à juste titre: «sentiment d’identité»). Ce premier environnement externe devient le sol interne sur lequel non seulement je me construis («je» construis «moi», ma maison psychique) mais aussi par lequel je me (re)connais ou me (re)trouve, je m’identifie25, c’est-à-dire qu’il est une appartenance mais qui s’est constituée par et en moi seul, le plus souvent inconsciemment, et une identité unique, ontologique, historique26.

Prenons un exemple afin d’éclairer le registre de fonctionnement de l’environnement identitaire, exemple qui nous est donné par ce que l’on dénomme le ranz des vaches (le Kuhreihen ou encore Lyoba27). Sainte-Beuve écrivit que tout vrai Suisse a un ranz éternel au fond du cœur. Sans doute connaissait-il ce bel exemple qui nous est donné par la Garde Suisse28 de Marie de Médicis, composée de solides gruériens (c’est-à-dire de la région de Gruyère29). Mais lorsque ces soldats mercenaires entendaient chanter le ranz des vaches (qui est le chant fêtant le retour des troupeaux des alpages), ils sombraient dans une sorte de dépression, certains désertaient puis guérissaient spontanément dès leur retour au pays30. À tel point, qu’en 1621, le ministre Charles de Luynes publia un édit interdisant de chanter le ranz31. Peu après, en 1688, un médecin suiss32 créa le terme de nostalgie, soit la douleur – algos – du retour – nostos – ou le mal du pays, transformant ainsi le Heimweh en maladie.

Cet exemple peut servir d’illustration à notre différenciation: si les jeunes suisses émigrés à la cour du roi de France pouvaient, du fait de leur groupe, retrouver leurs appartenances en maintenant par exemple leurs langue, us et coutumes, ils ne pouvaient en aucun cas retrouver les éléments de leur environnement personnel premier, d’où leur malaise. La nostalgie (Sehnsucht) est en lien avec cette dimension de l’environnement psychique interne.

Car, si la communauté d’appartenance peut se quitter et se reconstruire ailleurs, en groupe (pensons au phénomène du Stammtisch), l’environnement ne peut se déplacer. Et c’est une source essentielle de souffrances. Mais s’il ne peut se déplacer, il y a des situations où il peut se retrouver, situations essentiellement de danger, mais en fait il se retrouve ou se recrée en tant que zone d’illusion de protection: un rapide exemple nous est donné avec la notion de Querencia33. Lorsque le taureau entre dans l’arène, il trace immédiatement une zone qui sera son territoire. Tout l’art du toréador est de faire sortir le taureau de ce refuge: sinon, il doit y entrer, mais c’est là que l’animal est le plus dangereux.34 Donc, zone illusoire de protection comme Kant35 l’indiquait par rapport aux Suisses: de retour dans leur querencia, ils trouvaient que tout avait bien changé.

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3 – Le conflit

L’une de ces souffrances est liée au fait qu’appartenance et identité, en deçà de leur confusion, entrent souvent en conflit, sous la forme de deux exigences, l’une externe et l’autre interne (que Freud indiquait des termes de Forderung et d’Anspruch36). Conflit qui s’entend au quotidien: «je dois être dans la norme, comme les autres – et, surtout pas!», conflit si bien représenté par la métaphore de la société des porcs-épics de Schopenhauer37. Ou encore, par des pensées telles que «je suis hors de moi», indiquant que le «je» identitaire est en colère contre le moi soumis à ses appartenances éducatives. Nous connaissons bien cette tension permanente entre identité et appartenance, individu et groupe, que Schiller a si remarquablement résumée: «Chacun pris à part peut être intelligent et raisonnable; réunis, ils ne forment tous qu’un seul imbécile38», indiquant par-là un des effets de la perte d’identité dans la grégarité des appartenances, masse qui dissout ses éléments composants.

Mais c’est l’exemple du croyant qui est le plus remarquable: se devant d’appartenir au troupeau des fidèles, c’est le péché qui va incarner, non pas vraiment le diable, mais son identité propre; il devra alors confesser la faute de s’être livré à lui-même (à l’amour propre) et d’ainsi trahir son groupe d’appartenance39. L’on entrevoit ici quelque chose d’important: une religion, pour s’installer, déplace les appartenances locales ou tribales vers une autre appartenance, plus générale, comme celle à un dieu. Ceci est indiqué par une parole du prophète Joël40: «Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni mâle ni femme (…) par la grâce de Dieu, je suis qui je suis». Mais nous devons relever que cette nouvelle appartenance favorise la migration: en effet, le dieu, ou son livre sacré, sont transportables.

Or, c’est ce déplacement des appartenances qui est tenté lors des déplacements de populations, déracinement qui ne réussit que lorsque évidemment de nouvelles racines prennent leur place. De plus, la migration est une scène révélatrice de ce conflit interne entre identité / appartenance.

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4 – Migrations

À Ouidah, dans l’actuelle République Démocratique du Bénin, une place devint, entre le XVIè et le XIXè siècle, le pivot de la traite des esclaves qui alimentait les plantations des Caraïbes et d’Amérique Latine. Cette place était celle de «l’Arbre de l’oubli» et constituait la seconde station après celle de la «place des enchères». Arrivée à cette étape de la route, les esclaves étaient soumis à un rituel:41 les femmes, parce qu’elles ont sept côtes, faisaient sept fois le tour de l’arbre et les hommes, neuf fois. Ces tours accomplis, les esclaves étaient censés devenir amnésiques, prêts à devenir des êtres sans volonté et se soumettre à leurs futures appartenances. Moins animiste et moins symbolique comme pratique: les jeunes gruériens étaient recrutés dans les alpages et copieusement enivrés: devenus ainsi amnésiques, ils signaient leur engagement.

Comme on le voit, ces pratiques, si elles visent à effacer les appartenances, défaire ces liens, elles ne peuvent atteindre l’environnement identitaire des sujets.

Ces remarques nous permettent d’aborder la question du déplacement, de la migration42: mais là aussi, il va nous falloir différencier les modes et les sources qui président à ces déplacements. En effet, nous nous devons de différencier, dans le mouvement migratoire:

– différencier celui qui est subi, imposé, de celui qui est souhaité;

– différencier les conséquences de la migration selon les registres de l’appartenance et de l’identité43;

– et différencier les migrations agies dans le monde extérieur, c’est-à-dire spatialement, de celles qui sont opérées dans le monde interne, c’est-à-dire temporellement, soit différencier la migration du ou de corps, physique, de la migration interne, psychique ou intellectuelle.

4.1 – La migration par rapport à l’appartenance

Outre le cas de migration forcée, il y a des migrations souhaitées. La plupart ont pour projet d’échapper à des appartenances dans lesquelles on ne se reconnaît pas ou plus, pour de meilleures souvent idéalisées, utopiques4: trouver une sorte d’Eden, de Katmandou, d’île déserte45, etc., soit des lieux supposés opérer une transformation: «ah, quand je serais psychanalyste – ou professeur -, ce sera formidable!» Cette migration peut tourner à l’échec ou l’effondrement comme nous le présentent les Roadmovies (qui mettent parfois en scène une violence contre la société qui assigne, dans l’espoir de se libérer des appartenances). L’échec est lié à la confusion maintenue entre appartenance et identité, confusion qui maintient aussi la croyance que des appartenances pourraient être en plein accord avec une identité propre46.

4.2 – la migration par rapport à l’identité

Il ne s’agit plus ici de l’illusion qu’un lieu serait meilleur, mais d’une sorte de quête selon laquelle, en me délivrant de mes appartenances, je me trouverais, ceci étant pensé sur le modèle de la mue (ou de la chrysalide): s’extraire d’une gangue.

4.2.1 – Comme quête externe

Deux exemples nous semblent illustrer au mieux cet aspect: celui du héros des tragédies grecques, tentant une troisième voie afin d’échapper aux prophéties des dieux et aux lois de la Cité47. La réponse est toujours la même, celle de l’échec. Un autre exemple nous est donné par Arthur Rimbaud, dont nous connaissons tous la formule de rébellion: «Je est un autre»48. Affirmation forte d’un individu qui refuse d’entrer et de se soumettre au système qu’on lui propose («je ne suis pas ce que vous attendez de moi»). Dès lors commence la migration Rimbaud, une sorte de fuite des appartenances dans l’utopie de trouver son identité. Migration qui le mène en Ethiopie49. Peu après, dans ses lettres, pointe, non pas ce «je» qui serais enfin autre, mais plutôt un «qu’est-ce que je fais là?»50 Ce lieu n’est pas celui d’une révélation ou d’une illumination, car on ne peut trouver son intériorité dans une extériorité51. C’est donc un échec terrible. Echec parce qu’il s’agit d’une quête de lieu, d’un espace qui serait, lui, ouvert (un U-topos), quête qui pourrait ainsi se formuler: «où, en quel lieu, hors de moi, serais-je ou trouverais-je moi, chez moi?»52. Utopie, donc, qu’un lieu serait à l’identique de mon sentiment interne, croire en un accord entre ce que je sens en moi et un contexte externe, une égalité idéale entre identité et appartenance, ou bien qu’un lieu pourrait recréer mon environnement premier (à l’instar de la quête du «Paradis perdu», ce qui sous-entend que je suis en enfer53). Mais utopie qui refoule la quête identitaire, qui, elle, est sans fin.

4.2.2 – Comme quête interne

La migration comme quête interne n’est possible que par le dépassement ou le détachement des espaces externes. La question serait alors, non plus «où vivre?» mais: «comment réellement exister?», question fort sensible à l’adolescence54. Les illustrations d’une telle quête sont nombreuses: celle de l’alchimiste, qui bien plus que de transformer le vil plomb en or, cherche sa propre mutation55; celle du sage taoïste qui sait que c’est le chemin qui le fait et non le but à atteindre, le phénomène de la Route56 au XXè siècle; mais aussi la recherche intellectuelle, non pas dans un but de compilation de connaissances, mais de lent processus de réalisation de soi, trajet qui est fait de renoncements successifs et non pas de cramponnements à des positions théoriques (qui ne sont que des espaces d’appartenances57). Ce mouvement n’est possible que si l’environnement identitaire a été intériorisé, et alors transportable et transmuable, ce qu’énonce et illustre le fameux propos du philosophe Bias58: «Omnia mecum porto mea» («J’emporte tout avec moi»). Quête que Freud a nommé Entstellung, processus déplaçant la place même du sujet, le mettant en migration, sans cesse, processus qu’il illustre dans son texte sur Moïse et le monothéisme.

La quête de l’identité dans le mouvement consiste à déplacer «je» pour l’extraire d’un contexte; il s’agit de se faire en se déplaçant59, migrer pour se trouver, à l’intérieur, dans l’espoir d’être reconnu, non pas comme «appartenant à», mais comme «je» (ou comme «étant»).

Conclusion

Il n’existe pas de psychologie spécifique au migrant, même s’il existe une ethnopsychiatrie. Pire, son invention relève d’un déplacement certain et d’un refoulement. En effet, si l’on retrace l’histoire d’une migration des significations, nous obtenons ceci:

– il y avait une notion d’usage courant, Heimweh, le mal du pays, qui désignait un affect individuel vécu en lien avec l’environnement identitaire premier;

– puis au XVIIè siècle, Heimweh devint Nostalgie, c’est-à-dire une maladie, quelque chose d’anormal à traiter; en passant ainsi de Heimweh à Nostalgie, l’identité propre et l’environnement premier sont refoulés sous couvert de maladie, au profit des appartenances;

– au XIXè siècle, avec l’invention de la psychiatrie, la nostalgie est incorporée dans la mélancolie, état lié à la neurasthénie ou à certaines psychoses, c’est-à-dire une psychopathologie; par exemple, les américains inventèrent le diagnostic de drapetomanie60 pour désigner la folie qui s’emparait des esclaves noirs et les poussait à s’enfuir;

– enfin, suite à l’invention de l’ethnopsychiatrie61, en 1986, la nostalgie est systématisée comme effet même de la migration, c’est-à-dire que c’est le fait même de migrer qui produirait le mal: du coup, la migration n’est plus l’affaire et l’affect d’un sujet individu, mais devient, selon un effet automatique, un problème orthopédique d’adaptation à un environnement externe62: c’est donc l’identité du sujet individu qui est de nouveau refoulée. En témoigne le terme même de migration qui traite en masse ce qui reste une conduite individuelle.

Comme on le voit, la confusion est maintenue et renforcée entre appartenances et quête identitaire, cette dernière étant refoulée dès lors que l’affect est interprété comme pathos, et qu’ainsi le Heimweh est médicalisé; de plus, le diagnostic produit en retour une nouvelle appartenance, désubjectivant l’individu et amplifiant du coup son mal-être63. In fine, la question du migrant n’a rien de spécifique, car nous sommes, chacun à notre façon, tous des migrants en quête d’identité, quelles que soient nos appartenances64. Mais ceci fait aussi qu’il y a des migrants qui vont bien!


Je vous remercie.


Notes:

1 Selon l’étonnante formule consacrée: décliner sous-entend une liste de fragments et non une unité. retour

2 Confusion qui est à mettre en lien avec les exigences très conflictuelles dans lesquelles nous nous débattons: «être dans la norme», «être comme les autres», «normal», etc.retour

3 J’ai en mémoire de longues méditations d’enfant, étendu sur un carrelage frais, sur cette question qui restait alors énigmatique: «Pourquoi suis-je un Joël? C’est quoi un Joël? C’est étranger à ce que je ressens. Et que veut-on me faire avec ce « son »: Joël?» Même sentiment d’étrangeté face aux histoires de choux et de cigognes. Que transmettent les mots? Quelles assignations portent-ils?
Autre exemple: lorsque j’avais quinze ans, je séjournais dans une famille londonienne et découvrais la tradition du supper: vers vingt-deux heures, l’on s’assied au salon avec quelques toasts et du cheddar, du café anglais ou un verre de cognac français, afin de discuter, ce qui est la fonction première du salon et du supper. Mon hôte occupait un poste important à Scotland Yard et se montrait – de ce fait, pour moi à cette époque – très curieux des coutumes françaises que je lui exposais et justifiais du mieux que je pouvais. Et c’est dans ce contexte que cet homme, un soir, me lance: «Joël, comme tu es cartésien!» Et entraîné par la rhétorique de l’instant, j’étais très fier de pouvoir lui rétorquer immédiatement: «Ah! Mais c’est impossible! Je n’ai pas lu Descartes!» Mais je n’oublie pas sa réponse tout aussi immédiate, qui fut un énorme éclat de rire, qui résonne encore… et sa promesse qu’un jour, je comprendrais. Deux ans plus tard, à Munich, discutant avec un professeur allemand, j’appris que les Allemands étaient hégéliens… sans même avoir lu, pour la plupart, Hegel! Que transmet une langue? Quelles perceptions conditionne-t-elle? (La langue comme vecteur de transmission d’appartenances). retour

4 Voir la question de Nietzsche ou de Zarathoustra, in «Des contempteurs du corps» (Nietzsche F., Ainsi parlait Zarathoustra, trad. H. Albert, Mercure de France, 1958):
«Derrière tes sentiments et tes pensées, mon frère, se tient un maître plus puissant, un sage inconnu – il s’appelle Soi [Selbst]. Il habite ton corps, il est ton corps. (…)
«Ton Soi rit de ton moi et de ses cabrioles. « Que me sont ces bons et ces vols de la pensée? dit-il. Un détour vers mon but. Je suis la lisière du moi et le souffleur de ses idées.
«Le Soi dit au moi: « Éprouve des douleurs! « Et le moi souffre et réfléchit à ne plus souffrir – et c’est à cette fin qu’il doit penser.
«Le Soi dit au moi: « Éprouve des joies! ». Et le moi se réjouit et songe à se réjouir souvent encore – et c’est à cette fin qu’il doit penser.» retour

5 Voir les difficultés lorsque cette opération ne peut se faire. À l’Hôpital Necker, il y a une cellule de crise qui va soutenir les parents dans cette épreuve longue et douloureuse, de même que des interventions chirurgicales seront produites à la seule fin de pouvoir intégrer l’enfant dans un des deux sexes. retour

6 On ne pourrait donc pas parler, s’adresser à un parfait inconnu? Ce qui s’entend dans la formule même d’adresser la parole, dans la mesure où cela sous-entend qu’il y a à connaître l’adresse du destinataire, c’est-à-dire son identité. Avec un inconnu, l’on va spontanément parler du temps qu’il fait afin de constituer une adresse ou identité par défaut, c’est-à-dire une appartenance: «sommes-nous dans le même groupe des soucieux du temps»? retour

7 «Je te parle dès lors que je te connais»…. retour

8 «Tu es…» L’on oubli souvent la puissance en acte du mot qui enclôt, fixe ou soumet un sujet. C’est cette puissance de l’acte qui fait la force du surmoi: «tu es nul!». retour

9 Du latin grex, gregis, troupeau. retour

10 Pensons à la belle représentation de Romulus et Rémus traçant le cercle de la future Rome. retour

11 Voir Elliot Jaques, «Social System as a defence against Persecutory and Depressive Anxiety», pp. 478-498, New Directions in Psychoanalysis, London, Tavistock Publ., 1955. Trad. Fr.: Psychologie sociale: textes fondamentaux anglais et américains, réunis par André Lévy, Dunod 1978, pp.546-565. retour

12 Einstein: «Pour être un parfait élément du troupeau de moutons, il faut d’abord être un mouton». retour

13 Se déraciner. Je suis la somme de mes actes, mais de mes actes de déracinement. Ici nous pourrions en trouver une belle définition dans le Gai savoir de Frederik Nietzsche: «J’habite ma propre maison // N’ai jamais imité personne // Et me suis moqué de tout maître // Qui ne s’est pas moqué de soi», ce qu’il inscrivit sur le seuil de sa maison… retour

14 Rapporté par Boutot A., in Heidegger, coll. «Que sais-je?», Paris, PUF 1989, p. 17. retour

15 Heidegger M., «Le chemin de campagne» (Der Feldweg), Questions III & IV, collection Tel, Gallimard 1990. retour

16 Cf, par exemple, Lao T’seu, Tao Te King, Paris, Gallimard 1967. retour

17 Platon, Timée, (48-b), Garnier-Flammarion, 1969. retour

18 Freud S., p. XII de l’avant – propos à la seconde édition (1908) des Études sur l’hystérie, Paris, PUF 1971. retour

19 Le succès des Gender Studies est lié à la méconnaissance et donc la confusion qu’elles produisent entre appartenance et identité: en effet, ces études quêtent l’identité dans l’appartenance. Ce qui est intéressant à relever est qu’elles partent de la question transsexuelle qui pose justement l’écart entre ces deux notions… pour finalement la nier selon un ordre moral. retour

20 L’identité personnelle, ontologique, pourra faire retour dans la maladie: la névrose par exemple. retour

21 Ce qui est un choix économique: Freud l’illustrait avec la religion: l’adhésion à une religion évite l’effort permanent qui est celui du névrosé obsessionnel, qui s’épuise à créer sa propre religion. retour

22 C’est l’histoire des remparts: derrière, j’y suis à l’abri, mais je ne peux sortir…. Voir aussi la colère: «je suis hors de moi!» où le «je» de l’identité se retrouve hors de ses appartenances (le «moi»). retour

23 Il s’agit de différencier l’identité de l’identification. retour

24 À la suite et au sens de D. W. Winnicott. retour

25 Cela se joue entre je et moi et non pas entre je/moi et un autre. retour

26 L’environnement se constitue à partir des premières perceptions: mon cadre de vie, la disposition spatiale de la maison, celle aussi du décor extérieur, les habitudes de vie de la famille, les modes d’échanges, les rythmes de soins comme les rythmes du temps, etc. Voir cette expérience faite avec des chatons: s’ils vivent leurs premières semaines dans un environnement strictement plan, devenus adultes, ils n’ont aucune capacité de saut ou d’escalades. retour

27 Chant des bergers qui redescendent des alpages avec le troupeau et les fromages produits. Soit un chant de retour aux foyers. Le mot ranz provient du celtique Rank, ou de l’allemand Reihen, soit: la marche des vaches. retour

28 Beaucoup de Suisses et d’Allemands ont été mercenaires en France au XVIIè siècle, ce dont témoigne certains mots, comme trinquer (trinken), rosse (Ross), loustic (lustig), asticoter (das dich Got), etc. retour

29 Greyerz, dans le canton de Fribourg (Suisse romande). retour

30 Jean-Jacques Rousseau: «Cet air si chéri des Suisses, fut défendu, sous peine de mort, de le jouer dans leurs troupes, parce qu’il faisoit fondre en larmes, déserter ou mourir ceux qui l’entendoient, tant il excitoit en eux l’ardent désir de revoir leur pays.». Voir son Dictionnaire de la musique, Paris, 1768, chez la Veuve Duchesne, et Œuvres complètes, Tome V, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1995, p. 1190, les articles «Rans des vaches» et «Musique». «On chercherait en vain dans cet Air les accents énergiques capables de produire de si étonnants effets».»Ces effets qui n’ont aucun lieu sur les étrangers, ne viennent que de l’habitude, des souvenirs, de mille circonstances qui retracés par cet Air à ceux qui l’entendent, et leur rappelant leur pays, leurs anciens plaisirs, leur jeunesse et toutes leurs façons de vivre, excitent en eux une douleur amère d’avoir perdu tout cela. La Musique alors n’agit point précisément comme musique, mais comme signe mémoratif». retour

31 Beethoven fit une série de variations sur ce thème pour son «Air populaire suisse» et en intégra un autre dans la finale de sa sixième symphonie, dite La Pastorale. Quant à Berlioz, rien ne l’émeut plus qu’un ranz des vaches : dans l’opéra Les Francs-Juges, il met en scène des bergers et imite le chant des cornemuses se répondant d’une montagne à l’autre. En Italie, il écrit une petite mélodie inspirée d’un ranz des vaches («Sur les Alpes, quel délice!») qui deviendra plus tard, dans une nouvelle harmonisation, Le Chasseur de chamois. Enfin, il introduit un ranz des vaches dans la «Scène aux champs» de laSymphonie fantastique. retour

32 Pour certains, il s’agit de Johannes Jacob Harder, auteur d’une Dissertatio de nostalgia en 1678, pour d’autres, il s’agit de son disciple Johannes Hofer, médecin de Mulhouse connu par sa Dissertation médicale sur la nostalgie, présentée en 1688 à l’Université de Starsbourg pour sa thèse en médecine sur l’étude des garnisons suisses (traduit du latin en anglais, «Medical dissertation on nostalgia» par Anspach C. K., in Bulletin if The History of Medecine, 2, 376-391) et publiée à Bâle peu après. Le texte est intégré dans l’ouvrage de Fritz Ernst, Vom Heimweh Zurich 1949. Selon Hofer (1688), « la nostalgie naît d’un dérèglement de l’imagination, d’où il résulte que le suc nerveux prend toujours une seule et même direction dans le cerveau et, de ce fait, n’éveille qu’une seule et même idée, le retour dans la patrie ». La nostalgie apparaissait déjà dans l’Odyssée d’Homère. Les dix années de la Guerre de Troie et les dix années supplémentaires pour rejoindre sa femme Pénélope et son fils Télémaque sont marquées dans l’esprit d’Ulysse par le retour obsédant dans son foyer (nostos), et cette obsession lui inflige une douleur psychologique (algos). Plus tard, Rousseau dans le Dictionnaire de la Musique (1764) s’interroge sur le rôle symbolique de la musique, et s’intéresse en particulier au Ranz des Vaches. Il reprend les travaux de Théodore Zwinger (Dissertation sur la Nostalgie 1710) qui est le premier à révéler le rôle de la musique sur la nostalgie et le premier qui fit imprimer, la musique du Ranz. Cette musique n’a d’effets que sur ceux qui la connaissent, Rousseau en conclut que la musique agit comme « un signe mémoratif ». Kant (1798) propose à son tour une définition de la nostalgie qui se rapproche de sa définition moderne. Il analyse les circonstances de guérison des individus affectés par la nostalgie et constate qu’une fois revenus dans leur pays « ils se retrouvent très déçus dans leur attente et en même temps guéris ; ils ont l’impression qu’au pays tout a changé ; en vérité, ils n’ont pu y ramener leur jeunesse ». Selon Kant, ce n’est donc pas tant la distance spatiale qui est la cause de la nostalgie, mais la distance temporelle liée au temps qui passe et à la jeunesse perdue. : «Les Suisses ainsi que les Westphaliens et les Poméraniens de certaines régions, à ce que m’a raconté un général expérimenté, sont saisis du mal du pays [Heimweh], surtout quand on les transplante dans d’autres contrées; c’est par le retour des images de l’insouciance et de la vie de bon voisinage, du temps de leur jeunesse, l’effet de la nostalgie [Sehnsucht] pour les lieux où ils ont connu les joies de l’existence; revenus plus tard chez eux, ils sont très déçus [getauscht] dans leur attente, et se trouvent ainsi guéris; sans doute pensent-ils que tout s’est transformé; mais, en fait, c’est qu’ils n’ont pu y ramener leur jeunesse…» retour

33 C’est ainsi que les gauchos de la Pampa nomment leur maison. Par extension, Querencia désigne l’instinct qui ramène à son lieu favori, puis ensuite le gîte, le refuge. En d’autres termes, je trace un espace où je me sens être, en opposition aux espaces que l’on me trace où je me sens in-corporé. retour

34 Pensons aussi au réflexe des enfants lorsqu’ils jouent à se poursuivre: au moment d’être attrapés, ils se retournent et lancent aux poursuivants: «clic clac! C’est chez moi!» Et l’autre, le plus souvent, s’arrête à cette porte invisible. retour

35 Kant, E. (1798). Anthropologie au point de vue pragmatique, Paris, Vrin, 1964.retour

36 – La Forderung produit une Behauptung: «être identifié par, comme», qui se veut comme identité à admettre en soi, une identité pour le collectif; celle-ci a un destin qui se répète dans la quête du sujet à «se faire reconnaître, être reconnu par» avec cet attente idéale d’une conjonction de l’appartenance et de l’identité, en une forme verbale; mais sur son envers, l’appartenance (comme grégarité est souhaitée car rassurante, sécurisante);

– L’Anspruch vise une Bejahung, intime et indivisible; mais il n’existe pas d’identité psychique d’emblée: c’est un éprouvé, un «sentiment d’identité» (qui se révèle par des affects, de douleur et de plainte «je suis ma propre plainte», ou de plaisir, et qui donc est avant tout non verbal par opposition à l’appartenance): c’est donc un long processus qui part du sensoriel et du proprioceptif en attente de représentation consciente, qui sera a dégager des appartenances qui sont là comme «tenant lieu».

Ces deux termes viennent à Freud suite à ses études sur les masses, en 1920. retour

37 Arthur Schopenhauer, in «Aphorisme sur la sagesse de la vie»: «Par une froide journée d’hiver, un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’éloigner les uns des autres. Quand le besoin de se chauffer les eut rapproché de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de façon qu’ils étaient ballottés de ça et là entre les deux souffrances, jusqu’à ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendit la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur propre intérieur, pousse les hommes les uns vers les autres; mais leurs nombreuses qualités repoussantes et leurs insupportables défauts les dispersèrent à nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières. En Angleterre, on crie à celui qui ne se tient pas à cette distance: Keep your distance! – Par ce moyen, le besoin de chauffage mutuel, n’est, à la vérité, satisfait qu’à moitié, mais en revanche on ne ressent pas la blessure des piquants – Celui-là cependant qui possède beaucoup de calorique propre préfère rester en dehors de la société pour n’éprouver ni ne causer de peine.» retour

38 Question éternelle car individuelle, non transmissible: «comment être je dans un groupe?», question liée à un conflit de base: «j’ai besoin de l’autre, et je n’ai besoin de personne».

«Jeder, sieht man ihn einzeln, ist leidlich klug und verständig; sind sie in corpore, gleich wird euch ein Dummkopf daraus». Autres traductions: – «Tout homme, pour peu qu’on le considère isolément, est plus ou moins intelligent et raisonnable. Sont-ils in corpore, il vous en ressort un seul imbécile», ou encore: «Chacun, le voit-t-on seul, est passablement intelligent et raisonnable, sont-ils in corpore, tout de suite il vous en devient un seul sot». Distique tiré des Xénies, intitulé:«Sociétés savantes». Cité par Freud en 1921, dans «Psychologie des foules et analyse du moi» in Essais de psychanalyse, Payot, 1968. retour

39 Le péché re-individualise face à la massification morale imposée. Mais cette morale opère un déni: «ce n’est pas moi, car je suis possédé (par moi – diable)»: l’identité est diabolisée, l’appartenance sanctifiée. retour

40 Galates, 3, 28. retour

41 Rituel qui reprenait les croyances locales, selon une pratique propre aux religions. retour

42 Mais relevons quand même que le terme de migration est un «mot valise», un concept certes, mais qui confond plusieurs dimensions et qui, du coup, oblige à produire des différenciations, telles que, par exemple: est-ce un choix imposé ou désiré, un fait individuel ou de groupe, définitif ou momentané, raisonné ou pas, etc. De même qu’il y a un jugement de valeur qui s’entend dans les termes d’ «exilé» et de «migrant». retour

43 Il y a dans la culture allemande une opposition fort intéressante entre la Heimat et le Vaterland: si la première, qui compose une partie de l’environnement premier, est une construction précoce, vécue et sensorielle, le second est plus tardif, verbal, cogitatif. Alors, on peut fuir le Vaterland mais du coup perdre sa Heimat, bien que cette dernière puisse être reconstituée notamment lors de migrations de groupe sous la forme du village ou de l’intérieur des logis, le «home, sweet home», ce que bien des migrants allemands firent: ayant ainsi recréer leur Heimat, ils pouvaient entretenir des rapports pacifiques avec les autochtones; ce qui est plus difficile s’il s’agit des Alpes ou de l’océan. De même, pour certains exilés, la langue allemande devient honnie parce qu’elle est celle du Vaterland qu’ils ont fui (c’est la langue de Hitler, voir le LTI de Klemperer) alors que pour d’autres elle reste la langue maternelle (de Goethe par exemple); cela peut être aussi la cuisine, la vêture, etc. retour

44 Ce qui commence de bonne heure: enfant, nous trouvons toujours que la soupe est meilleure chez le voisin. Utopie (grec: ou topos, «en aucun lieu»): «Là-bas, je serais…» Scène de projection d’un sentiment de réalisation de soi et Uchronie (oukhrônos): «quand je serais psychanalyste… Voir «La Route», Katmandou, etc. retour

Citons le merveilleux relevé de Alberto Mangual et Gianni Guadalupi, Dictionnaire des lieux imaginaires, Actes Sud, 1998. retour

45 C’est-à-dire sans autres, donc sans avoir à supporter le être identifié par, ou bien la pression d’un groupe. retour

46 La perte des appartenances est surtout problématiques lorsque l’on est seul à l’étranger, car elle équivaut à l’absence des repères habituels. Lord Byron, lorsqu’il parcourait l’Afrique, revêtait chaque jour sa redingote et son haut-de-forme à dix-sept heures pour prendre son thé: ce rite lui permettait de retrouver du heimlich en terre si unheimlich (de même avec Lord Sandwich en Asie). S’il y a une communauté d’exilés, le collectif perpétue les appartenances. retour

47 Le modèle théâtral tragique grec ou shakespearien mettant en scène des «actants» non-humains, dieux ou processus psychiques, en tant que figurant le déterminisme, le fatum, dessinant la migration synchronique d’un héros éponyme (Hamlet, Lear, Faust ou le «je»); au début, une disposition topographique des instances psychiques donne des moments qui vont se déployer diachroniquement en déplacements successifs du héros, migration où celui-ci tente de s’approprier son fatum: est-ce en ce sens qu’il y aurait à entendre la citation de Goethe tant de fois répétée par Freud? «Ce que tes aïeux t’ont laissé en héritage, / si tu le veux posséder, gagne-le». retour

48 Arthur Rimbaud, lettre àPaul Demeny du 15 mai 1871, dite «Lettre du Voyant»: «Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident: j’assiste à l’éclosion de ma pensée: je la regarde, je l’écoute: je lance un coup d’archet: la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. (…) Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs !» retour

49 La «solution africaine» était de mode car ce continent pensé comme hors ou avant la civilisation des contraintes, figurait une terre de liberté (comme Katmandou un siècle plus tard). Chaque époque imagine un tel lieu. retour

50 Voir les lettres à sa mère et à sa sœur, par exemple celle du 25 février 1890: «Car, lorsqu’on est dans des pays comme ceux-ci, on a plus à demander qu’à dire ! Des déserts peuplés de nègres stupides, sans routes, sans courriers, sans voyageurs : que voulez-vous qu’on vous écrive de là ? Qu’on s’ennuie, qu’on s’embête, qu’on s’abrutit ; qu’on en a assez, mais qu’on ne peut pas en finir, etc., etc. !» retour

51 À l’exception des phénomènes de miroir, de Begierde: je trouve en l’autre quelque chose jusque là à moi-même ignoré – à condition de le reconnaître. retour

52 C’est là que tient l’utopie: fuir un espace vécu comme enfermant (enfer) en imaginant qu’il y aurait un autre espace (paradis) qui n’aurait pas cette qualité de clôture mais celle d’ouverture à soi. retour

53 Ce lieu (mythique) est inscrit dans notre culture: en effet, les migrations suivent souvent des routes spécifiques à une culture et une histoire, c’est-à-dire déjà frayées, ou Heimliche, alors que l’explorateur, par exemple, se dirige vers le Unheimliche. Par exemple, le voyage vers l’ex pays colonisateur, comme une sorte de terre mère? retour

54 Si le mouvement adolescent est bien une quête de soi par la désaliénation du corps parental, il peut aussi ne devenir qu’un déplacement des appartenances, en passant du groupe familial à un autre groupe. retour

55 Voir AlexandreKoyré, Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand, Gallimard, 1971. retour

56 À condition qu’il n’y ait pas de but à atteindre: dans ce cas-là, nous retombons dans l’utopie. retour

57 Les Weltanschauungenen son un exemple, sortes d’espaces du moi, heimlich, chez soi, refusant l’unheimlich de la différence ou de la nouveauté. retour

58 La ville de Priène étant assiégée par les troupes de Cyrus, ses habitants fuyaient, emportant quelques richesses, tous, sauf un, Bias, un des Sept Sages. Étonnés, il lui fut demandé pourquoi ne tentait-il pas de sauver quelque chose? Et lui de répondre: «je porte tous mes biens avec moi.» retour

59 Ce déplacement transforme. Pour exemple, le déplacement de Yahvé transforme un dieu sanguinaire en dieu d’amour, de même que les Érinyes se transforment en Euménides en entrant dans Athènes. retour

60 Ian Hacking, Les fous voyageurs, Éditions Les empêcheurs de penser en rond /Le Seuil. Paris, 2002, p. 132. retour

61 Qui, à ses débuts (voir les travaux de Georges Devereux), s’intéressait à la psychopathologie des peuples in situ. La critique faite à l’ethnopsychiatrie peut s’appliquer aux Gender Studies qui confondent appartenance à un sexe et sentiment d’identité sexuelle. retour

62 Mode de pensée qui est sous l’influence de la Société Américaine de Psychiatrie et de son DSM: en effet, en 1972, elle décrète que c’est l’événement qui est en lui-même traumatique quelque soient les sujets, et non plus un sujet qui est traumatisé par un événement précis. retour

63 Ainsi menacé, il peut chercher à maintenir de façon plus intense ses appartenances et donc s’isoler un peu plus du nouveau lieu où il est. retour

64 C’est ce que montre aussi, en psychopathologie, ce qu’il est convenu de nommer «voyages pathologiques»: c’est-à-dire quand la quête identitaire devient une expression symptomatique, et non plus la mal du pays. retour

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