Michael Balint : « L’amour génital » (1947)

Une des très rares études sur l’amour génital… ce qui fait question, quand même ! Voir sur ce site : « La fonction de l’orgasme » génital selon W. Reich. http://www.dundivanlautre.fr/excitation-exces-pulsion-de-mort-feminin-contre-transfert/joel-bernat-la-fonction-de-lorgasme-selon-wilhelm-reich

Lorsqu’on cherche des références dans la littérature psychanalytique sur l’amour génital, on se trouve devant deux faits surprenants: (a) on a beaucoup moins écrit sur l’amour génital que sur l’amour prégénital (par exemple, le terme « amour génital » ne figure pas dans l’index du nouveau manuel de Fenichel[i], ni dans l’Allgemeine Neurosenlehre de Nunberg[ii]); (b) presque tout ce qui a été écrit sur l’amour génital est négatif, teille la définition que donne Abraham de son fameux terme de «phase post-ambivalente ». Nous savons ä peu près ce qu’est un rapport amoureux ambivalent, tandis que de l’amour post-ambivalent, tout ce que nous savons c’est qu’il n’est plus ambivalent ou, tout au moins, qu’il ne devrait plus l’être.

Cet accent mis sur les traits négatifs, c’est-ä-dire sur ceux qui se sont ou qui auraient dû s’estomper au cours du développement, brouille l’ensemble du tableau. Ce n’est pas la présence de certains traits positifs qui est mise en relief, mais l’absence de certains autres.

Pour éviter ce piège, imaginons un cas idéal d’amour génital post-ambivalent, qui n’accuse aucune trace d’ambivalence ni de relation d’objet prégénitale :

(a)       il n’y aurait pas d’avidité, d’insatiabilité, pas de désir de dévorer l’objet, ou de lui dénier toute existence indépendante, etc., autrement dit, il n’y aurait pas de traits oraux ;

(b)      il n’y aurait pas de désir de blesser, d’humilier, de commander, de dominer l’objet, etc., autrement dit, il n’y aurait pas de traits sadiques ;

(c)       il n’y aurait pas de désir de salir le partenaire, de le (la) mépriser pour ses désirs et ses plaisirs sexuels ; il n’y aurait pas de danger d’éprouver du dégoût pour le partenaire, ou d’être uniquement attiré par certaines de ses caractéristiques déplaisantes, etc., autrement dit, il n’y aurait aucun vestige de traits anaux ;

(d)      il n’y aurait pas de compulsion à se vanter d’avoir un pénis, aucune peur des organes sexuels du partenaire ni de crainte pour ses propres organes sexuels, pas d’envie d’avoir les organes génitaux de l’autre sexe, pas d’impression d’être incomplet ou d’avoir un organe sexuel défectueux, ou de ressentir celui du partenaire comme défectueux, autrement dit, il n’y aurait aucune trace de la phase phallique ou du complexe de castration.

Nous savons que ces cas idéaux ne se rencontrent jamais dans la pratique, mais tout ce matériel négatif doit être écarté avant qu’un examen sérieux ne puisse débuter.

À part l’absence de tous les traits « prégénitaux » énumérés, qu’est-ce alors que l’« amour génital » ? Eh bien, nous aimons notre partenaire

1)    parce qu’il, ou elle, peut nous satisfaire ;

2)    parce que nous pouvons le, ou la, satisfaire ;

3)    parce que, ensemble, nous pouvons éprouver un orgasme complet, simultanément ou presque.

Tout cela paraît très simple, mais malheureusement il n’en est rien. Prenons la première condition : notre partenaire peut nous satisfaire. Cette condition peut être, et est souvent en fait, de nature égoïste ou même complètement narcissique. Elle n’implique pratiquement aucune considération pour le bonheur du partenaire. Nous connaissons bien les individus de ce type, aussi bien parmi les hommes que parmi les femmes. Ils ont pour seul but leur propre satisfaction, authentiquement génitale qui, naturellement, peut être ou non associée à l’amour.

Il en est de même en ce qui concerne la seconde condition : pouvoir satisfaire notre partenaire. Ceci est certainement trop altruiste, mais pas nécessairement masochiste. Dans ce type d’amour, caractérisé par une indifférence plus ou moins totale pour les besoins, les intérêts et le bonheur propres du sujet, il n’y a que l’objet qui compte. Là encore, il existe beaucoup d’exemples de ce type d’individus, aussi bien parmi les hommes que parmi les femmes. Et là encore, bien que la satisfaction soit authentiquement génitale, elle peut être ou non accompagnée d’amour.

On peut prétendre que ces deux types de relation ne sont pas de véritables relations d’amour, mais c’est un argument erroné. Les relations fondées sur ces deux types de satisfaction génitale peuvent rester parfaitement harmonieuses pendant longtemps — éventuellement toute la vie — surtout si les types d’amour des deux partenaires se complètent.

Il semble que ces deux types nous aient menés dans une impasse. Peut-être l’étude du troisième type sera-t-elle plus féconde. Si deux partenaires s’aiment parce qu’ils trouvent le bonheur ensemble dans une même expérience mutuelle, ce doit vraiment être de l’amour. Mais en est-il réellement ainsi ? Il y a de nombreux exemples, que ce soit dans l’histoire, la chronique des scandales ou la pratique psychanalytique, où deux partenaires ont une vie sexuelle parfaite, trouvent le vrai bonheur dans les bras l’un de l’autre, et sont absolument certains de parvenir à ce bonheur chaque fois qu’ils se retrouvent ensemble, et cependant, même si on les appelle des amants, ils ne sont pas amoureux l’un de l’autre. Souvent même c’est le contraire, comme dans le célèbre Sonnet 129 de Shakespeare :

« Tout cela, le monde le sait parfaitement ; cependant personne ne connaît le moyen

D’éviter le ciel qui conduit les hommes à cet enfer. »[iii].

Cette attitude — désir irrésistible pour le partenaire avant l’acte sexuel, incapacité de le supporter après — est parfois réciproque, mais la plupart du temps unilatérale. Souvent, après l’orgasme, le partenaire n’est pas tout à fait insupportable, mais simplement indifférent. Et il existe également un grand nombre de formes intermédiaires.

Nous espérions que ce type de relation génitale nous donnerait quelque idée de ce qu’est l’amour génital authentique, or le résultat est décevant. Apparemment la satisfaction génitale n’est qu’une condition nécessaire mais non suffisante de l’amour génital. Nous avons appris que l’amour génital était bien plus que la gratitude ou la satisfaction suscitées par la disponibilité du partenaire à la satisfaction génitale. Nous avons également appris qu’il était absolument indifférent que cette gratitude ou que cette satisfaction soient unilatérales ou réciproques.

Qu’est-ce que ce « plus » ? Outre la satisfaction génitale, nous trouvons dans une véritable relation d’amour :

1)    l’idéalisation,

2)    la tendresse,

3)    une forme particulière d’identification.

Puisque Freud[iv] a traité du problème de l’idéalisation, tant de l’objet que de la pulsion, il me suffira de reprendre ses constatations. En premier lieu il a démontré que l’idéalisation n’est pas absolument indispensable, qu’une bonne relation d’amour est possible sans aucune idéalisation; deuxièmement, que dans de nombreux cas l’idéalisation ne favorise pas, mais gêne le développement d’une forme satisfaisante d’amour. Par conséquent nous pouvons écarter cette condition qui, elle non plus, n’est pas absolument indispensable.

Il en est autrement en ce qui concerne le second phénomène, la tendresse (Zärtlichkeit). Depuis que Freud l’a mentionné pour la première fois, toute la littérature analytique s’est servie de ce terme dans deux acceptions différentes. Selon la première[v][vi], la tendresse serait le résultat de l’inhibition quant au but. En fait, la tendresse est l’exemple le plus souvent cité de l’inhibition quant au but : à l’origine, la pulsion était dirigée vers un certain but mais, pour une raison ou une autre, elle a dû se contenter d’une satisfaction partielle, c’est-à-dire de beaucoup moins que le but initial.

Selon cette théorie, la tendresse est un phénomène secondaire, elle n’est qu’un représentant atténué du but original ; et en raison de ce caractère de « faute de mieux[vii]», elle n’aboutit jamais à la satisfaction complète, autrement dit, elle implique toujours une certaine frustration.

Selon la seconde théorie[viii], la tendresse est un trait archaïque, qui apparaît conjointement à des pulsions archaïques d’autoconservation, et qui n’a pas d’autre but que cette satisfaction paisible et sans passion. Par conséquent l’amour passionné doit être un phénomène secondaire, superposé à l’amour tendre archaïque.

On peut étayer cette seconde théorie par quelques faits démonstratifs fournis par l’anthropologie. En règle générale, les différentes formes de civilisation peuvent être classées selon deux types. Le premier comprend l’amour passionné, l’idéalisation de l’objet ou de la pulsion, le renforcement social rigoureux de la période de latence, la galanterie, l’abondance des chansons et des poèmes d’amour, l’hypocrisie sexuelle, la valorisation de la tendresse et généralement une technique amoureuse compliquée et bien développée. Dans le second type, la société ne semble pas trop se préoccuper de renforcer la période de latence, en fait il n’y a pratiquement aucune exigence sociale dans le sens de l’abstinence sexuelle à quelque âge que ce soit ; la galanterie et les chansons d’amour existent à peine, la poésie amoureuse est médiocre, l’idéalisation et la tendresse sont très réduites ; par contre il y a une sexualité génitale simple, directe et sans complications. Il se peut que la passion amoureuse comme la tendresse excessive ne soient que des produits « artificiels » de la civilisation, le résultat d’une éducation recourant systématiquement à la frustration. Ainsi la contradiction apparente entre les deux acceptions du terme de « tendresse » employées par Freud pourrait être levée : la tendresse n’est pas une inhibition secondaire quant au but, mais un développement inhibé.

L’étymologie semble également renforcer cette idée : l’allemand zart, racine de Zärtlichkeit, signifie : pas fort, délicat, jeune. Il en est de même en ce qui concerne le mot français : tendre. Alix Strachey[ix] traduit Zärtlichkeit par affection, fondness, tenderness (affection, tendresse). Parmi ces termes, affection a une double signification : outre la tendresse, il signifie maladie ou faiblesse, comme lorsque nous parlons d’une affection cardiaque ou rénale. Le mot anglais fond a même une triple signification. C’est le participe passé du verbe fonnen de l’anglais médiéval, qui signifie « être engoué de », « duper », dont les mots modernes fun et funny sont les dérivés. Les trois sens du mot fond sont : vain, inept (vain, inepte) (ainsi le roi Lear est caractérisé comme « a very folish fond old man»); credulous (crédule), comme dans fond hope (fol espoir); enfin, affectionate (affectueux). Le mot anglais tender signifie soft (doux), pas coriace, comme dans tender meat (viande tendre) ; facile à émouvoir, comme dans tender heart (cœur tendre); sensible à la douleur, comme dans tender spot (point sensible) ; délicat, fragile, comme dans tender colour (couleur tendre) ; immature, jeune, comme dans tender buds (bourgeons tendres) ; et enfin seulement, bon, aimant.

Assurément, il y a là une certaine confusion. Comment l’amour génital, la forme évoluée de l’amour, s’est-il retrouvé dans cette compagnie douteuse où l’on rencontre la maladie, la faiblesse, l’immaturité, etc. ? Fait plus surprenant encore : selon la littérature psychanalytique, les formes prégénitales de l’amour ne vont pas nécessairement de pair avec la tendresse, tandis que l’amour génital ne devient tout à fait lui-même qu’après avoir poussé très loin sa fusion avec la tendresse.

L’une des tâches de toute éducation, et tout particulièrement de celle en vigueur dans notre type de civilisation, est sans aucun doute d’apprendre à l’individu à aimer, c’est-à-dire de l’amener à réaliser cette sorte de fusion. Ce que nous appelons amour génital n’a vraiment pas grand-chose à voir avec la génitalité ; en fait, ce type d’amour utilise seulement la sexualité génitale comme un tronc, pour y greffer quelque chose d’essentiellement différent. Bref, on attend de nous et nous espérons recevoir de la gentillesse, de l’attention, de la considération, etc., même lorsqu’il n’est pas question de désir génital ou de satisfaction génitale. Ceci est contraire aux mœurs de la plupart des animaux, qui ne montrent de l’intérêt pour l’autre sexe que lorsqu’ils sont en chaleur. Par contre, on présume que l’être humain manifeste constamment pour son partenaire un intérêt et une considération inaltérables.

On peut mettre en parallèle cette demande de considération permanente et l’enfance prolongée de l’homme. Les animaux, lorsqu’ils ont atteint la maturité sexuelle, ne manifestent plus d’attachement filial ou émotionnel à leurs parents, mais seulement le respect dû à leur force et à leur puissance. Mais nous, nous exigeons une reconnaissance éternelle et, en fait, l’homme demeure un enfant aussi longtemps que ses parents vivent, sinon jusqu’à la fin de ses jours. Toute sa vie il est supposé éprouver, et éprouve en général, de l’amour, de la considération, du respect, de la crainte et de la gratitude envers ses parents. En amour, on exige quelque chose du même genre : un lien émotionnel continu, perpétuel, non seulement tant que dure le désir génital, mais longtemps après, durant toute la vie du partenaire, ou même après sa mort.

Vu sous cet angle, ce qu’on appelle « amour génital » est un artefact de la civilisation, comme l’art ou la religion. Cela nous est imposé, sans égards pour notre nature et pour nos besoins biologiques, par le fait même que l’homme est obligé de vivre en groupes socialement organisés. L’amour génital est même doublement artificiel. Premièrement son interférence constante avec une satisfaction sexuelle libre (génitale et prégénitale) établit des résistances externes puis internes contre le plaisir, et favorise ainsi le développement des passions, pour que l’homme puisse, à certains moments privilégiés, vaincre ces résistances. Deuxièmement, l’obligation de faire preuve de considération et de gratitude de façon prolongée et durable nous force à régresser à la forme archaïque, infantile de l’amour tendre, voire nous empêche de jamais nous en éloigner. L’homme peut donc être considéré comme un animal qui, même à l’âge mûr, s’attarde à une forme d’amour infantile.

Il est intéressant de savoir que les anatomistes ont découvert des faits semblables bien avant nous. Ils ont découvert que, sur le plan anatomique, l’homme ressemble à l’embryon du singe plutôt qu’au singe adulte. Les anatomistes en ont conclu que l’homme présente un retard du développement biologique, que du point de vue de sa structure c’est un fœtus, ou plutôt qu’il est fœtalisé, mais que nonobstant il a atteint un fonctionnement génital complet[x]. Il y a beaucoup d’autres exemples dans le règne animal où un embryon acquiert des fonctions génitales bisexuelles pleinement développées ; ce sont des embryons dits néoténiques. L’amour génital est le parallèle exact de ces formes. On trouve une fonction génitale pleinement développée, associée à un comportement infantile ; en d’autres termes, l’homme est un embryon néoténique, non seulement sur le plan anatomique, mais aussi sur le plan psychique.

Ce raisonnement explique certaines particularités de la génitalité chez l’homme. On sait à quel point l’amour génital est instable, surtout si on le compare aux éternelles formes « prégénitales ». Fonction phylogénétiquement nouvelle, il n’est pas encore solidement établi ; l’homme n’a pas encore eu assez de temps, pour ainsi dire, pour s’adapter à cette forme d’amour, en fait il doit y être éduqué à chaque nouvelle génération. L’amour oral par exemple ne demande manifestement aucune éducation de cette sorte. Et réciproquement, l’amour oral ne risque pas la faillite, tandis que l’amour génital est beaucoup plus précaire.

Une autre particularité est l’attitude contradictoire de la société à l’égard de l’amour génital. D’une part, la société admire et révère le séducteur sans scrupule ou la femme fatale, même si c’est avec crainte et méfiance ; d’autre part, elle rend hommage à l’amour génital durable, elle enregistre et célèbre les noces d’argent et les noces d’or, mais souvent aussi ridiculise ces relations de fidélité et les qualifie de prudentes, sentimentales et larmoyantes.

Le troisième phénomène relatif à l’amour génital est une forme particulière d’identification, totalement différente de l’identification orale, mieux connue. Peut-être faudrait-il l’appeler identification génitale. L’identification orale est essentiellement fondée sur l’introjection : le Moi assume certaines qualités de l’objet sans lui montrer la moindre considération. Un bon exemple de ce type d’identification est le rite de la sainte communion que le croyant effectue (avec l’aide d’un prêtre), pour son propre bien. C’est lui qui désire être semblable à son Dieu, et il ne se soucie guère de savoir si Dieu désire ou non être incorporé et assimilé : cela va de soi. La situation est toute autre en ce qui concerne l’identification génitale, c’est-à-dire une relation fondée non seulement sur la satisfaction génitale mais aussi sur l’« amour génital ». Là les intérêts, les désirs, les sentiments, la sensibilité et les insuffisances du partenaire ont, ou sont supposés avoir, à peu près la même importance que les nôtres. Dans une relation harmonieuse, toutes ces tendances incompatibles doivent être équilibrées avec le plus grand soin, ce qui est loin d’être une tâche facile. Pour conquérir et conserver pour de bon un objet génital aimant et aimable, rien ne peut être considéré comme allant de soi, comme dans le cas de l’amour oral ; une épreuve de réalité permanente, vigilante et rigoureuse doit être effectuée sans relâche. Ceci pourrait s’appeler le travail de conquête (réciproquement, cela représente pour le sujet un dur travail d’adaptation à son objet). C’est une tâche exigeante, surtout au début d’une relation mais, même par la suite, elle doit être maintenue sous une forme atténuée. En d’autres termes, les deux partenaires doivent être constamment en harmonie.

Là encore, les animaux sont totalement différents. S’ils sont en chaleur, tous deux désirent l’acte sexuel et il n’y a presque aucun travail de conquête à faire ; en comparaison avec l’homme, il n’y a presque pas de cour amoureuse préliminaire. S’ils ne sont pas en chaleur, la plus habile des cours amoureuses se révèle inefficace. En général, une harmonie durable entre les partenaires n’est pas nécessaire. En revanche, l’homme est potentiellement toujours en chaleur, il est toujours possible d’éveiller son intérêt, mais potentiellement il peut toujours repousser un éventuel partenaire. L’harmonie durable est une condition d’importance capitale.

C’est Freud[xi] qui a signalé l’importance du plaisir préliminaire, c’est-à-dire de la satisfaction prégénitale, dans le travail de conquête. Celui-ci pourrait également être considéré[xii] comme une brève récapitulation du développement sexuel de l’individu, avant chaque acte sexuel. Naturellement, ce développement est plus ou moins individuel, c’est-à-dire différent pour chaque couple. Un amour harmonieux ne peut s’établir que si ces différences individuelles ne sont pas trop importantes, si une identification mutuelle entre les deux partenaires est possible sans provoquer une tension excessive.

L’amour génital harmonieux nécessite donc une épreuve permanente de réalité, afin que les deux partenaires puissent découvrir et satisfaire dans le plaisir préliminaire le plus possible de leurs besoins et de leurs désirs mutuels. De plus, nous sommes non seulement supposés donner à notre partenaire tout ce qui est en notre pouvoir, mais encore prendre plaisir à le donner, sans trop souffrir du fait que nos propres désirs restent nécessairement en partie insatisfaits. Tout cela doit continuer pendant tout le temps que dure la relation amoureuse elle-même, avant comme après la satisfaction génitale. Ce travail de conquête (et d’adaptation) est donc un effort mutuel des deux partenaires, visant à satisfaire les désirs et les besoins individuels de l’un et de l’autre, le processus d’éducation ayant rendu ceux-ci différents selon les individus, c’est-à-dire déformés par rapport aux désirs et aux besoins primitifs. Ce travail exerce sur le système nerveux une tension considérable que seul un Moi sain peut supporter. Néanmoins il ne peut se relâcher qu’à l’instant qui précède l’orgasme. C’est alors que surgit cet état de confiance bienheureux dans lequel tout au monde est devenu parfait, tous les besoins individuels sont satisfaits, toutes les différences individuelles sont effacées, et où subsiste un seul désir — identique — qui submerge l’univers entier et entraîne la fusion du sujet et de son partenaire dans une « union mystique ».

Cependant, il ne faut jamais oublier que ce bonheur suprême fondé sur une régression à un stade infantile d’épreuve de réalité est dans une grande mesure illusoire. Cette épreuve de réalité primitive permet à l’individu de croire — un moment — que tous ses besoins ont été satisfaits, que le monde entier, et en particulier tout ce que ce monde contient de bon, se confond avec le moi heureux (the happy me). C’est le stade le plus primitif de la relation d’objet, celui que Ferenczi[xiii] a appelé amour d’objet passif. Les gens normaux ont assez de souplesse pour ne pas redouter cette profonde régression, ayant une confiance totale en leur capacité d’en émerger le moment venu.

Je me propose de passer sous silence toutes les conséquences pathologiques intéressantes de cette théorie, à l’exception d’une seule. L’angoisse principale liée à cette situation est celle de perdre l’attitude de maturité et de ne plus pouvoir la retrouver par la suite. Dans ces cas, la maturité est essentiellement une défense contre le désir d’être un enfant, ce qui signifie en retour que ces personnes ont eu beaucoup de mal à acquérir la maturité et que, de ce fait, elles ne peuvent pas s’abandonner. Tout plaisir prégénital est puéril, répugnant, rebutant, voire méprisable à leurs yeux ; elles ne peuvent pas renoncer à leur « dignité d’adultes », elles n’osent pas perdre la tête pendant ou avant l’orgasme.

Chacun sait que trois dangers menacent habituellement un Moi faible :

(a) la psychose, soit transitoire comme dans l’état d’angoisse aigu, soit chronique comme dans la paranoïa ou l’hallucination schizophrénique ;

(b) l’intoxication, soit aiguë comme dans l’état d’ivresse, soit chronique comme dans l’état d’assuétude ;

(c) l’état amoureux.

Tous les poètes, depuis la nuit des temps, savent que ces trois états sont étroitement liés, ils parlent souvent de l’amour comme d’un état qui rend fou ou enivre. Le fondement psychologique de la ressemblance est le danger d’un effondrement de la structure du Moi. Le Moi doit être fort pour faire face à ce danger avec sérénité, fier de sa confiance en son pouvoir de sortir indemne de n’importe quel danger, voire d’en être stimulé et rénové.

En résumé : l’» amour génital » chez l’homme est vraiment mal nommé. L’amour génital au vrai sens du terme n’existe que chez les animaux qui évoluent en droite ligne et sans déviations du comportement infantile vers la sexualité génitale mature, et puis meurent. L’homme, cet embryon néoténique, n’atteint jamais la maturité complète ; il demeure un embryon quant à sa structure anatomique, son comportement affectif envers ses aînés et supérieurs — et son comportement amoureux. Ce que nous appelons «amour génital » est une fusion d’éléments disparates : la satisfaction génitale et la tendresse prégénitale. L’expression de cette fusion est l’identification génitale, et la récompense pour avoir supporté la tension inhérente à cette fusion serait la possibilité d’une régression périodique, pendant quelques instants de bonheur, à un stade réellement infantile, sans épreuve de réalité, au rétablissement de courte durée d’une union complète entre microcosme et macrocosme.

APPENDICE

Les origines homosexuelles

Si l’on accepte la théorie de Freud[xiv] concernant les débuts de l’humanité, on en arrive à une hypothèse très vraisemblable selon laquelle l’« amour génital », ce mélange bizarre de satisfaction génitale et de tendresse prégénitale, s’est d’abord développé sous une forme homosexuelle.

C’est encore un autre paradoxe surprenant ; l’» amour génital », forme authentique et quintessence de la sexualité adulte, se présente à l’origine sous une forme homosexuelle, c’est-à-dire perverse, d’une maturité incomplète. Il est évident, cependant, qu’au sein de la « horde primitive », entre le père primitif et ses femmes, il n’existait pas d’amour génital mais seulement de la satisfaction génitale. Il en était de même des actes sexuels occasionnels et furtifs entre les fils et les femmes. La seule relation où l’amour génital ait pu se développer c’était le lien sacré et amical qui unissait les fils, dans un amour homosexuel, contre le père-tyran. Tant que cet amour homosexuel restait faible, se détruisant (après le meurtre du père-tyran) sous l’impact d’une possibilité de satisfaction hétérosexuelle ouverte, chacun des fils s’emparait d’autant de femmes que lui permettaient son pouvoir, sa ruse et sa force, et fondait une horde paternelle nouvelle. Cependant, lorsqu’un véritable amour se développa, unissant les fils de façon durable, la considération et la reconnaissance mutuelles prirent le dessus et la « horde fraternelle» fut établie. Les principaux traits de cette nouvelle organisation étaient :

(a) le respect et la prise en considération du bon droit, des désirs et des intérêts de chaque membre mâle ;

(b) une cérémonie périodique, complexe et sacrée, comportant des traits génitaux-homosexuels marqués, à peine inhibés quant au but, réunissant périodiquement tous les membres mâles ;

enfin (c) une génitalité hétérosexuelle assez souple et directe, sans trop de complications sentimentales et romantiques.

En attendant le verdict définitif des anthropologues sur la cohérence de cette idée avec les faits dont nous disposons, nous sommes en droit de nous en servir comme hypothèse de travail et de suivre le développement de l’« amour génital », de son stade homosexuel d’origine jusqu’à la génitalité hétérosexuelle et jusqu’à la vie sociale.

Relations hétérosexuelles

Dans toutes les formes de civilisation, il existe une tendance évidente à freiner et à limiter la satisfaction génitale brutale et directe, et à développer des formes d’amour « raffinées », de plus en plus compliquées. Réciproquement, cela signifie l’intrusion croissante des excitations et satisfactions prégénitales, donc infantiles et « perverses » dans la génitalité adulte, la transformant en « pratique amoureuse » au sens des divers artes amandi.

Comme on l’a souligné ci-dessus, l’attitude de tout objet d’amour humain est en règle générale ambivalente : à la fois consentante et opposante. Transformer cet objet en « partenaire génital » est une tâche ardue que j’ai appelé « travail de conquête ». Ce travail consiste tout d’abord à accepter le fait que notre objet est un individu unique, car il a été, lui aussi, soumis à une éducation compliquée lui imposant toutes sortes de goûts et de dégoûts différents des nôtres et, d’autre part, à reconnaître qu’il ne consentira au rôle de partenaire génital que si un grand nombre de ses particularités individuelles sont dûment prises en considération, suivant un juste compromis.

Les relations génitales durables sont donc toujours basées sur un mélange d’harmonie et de tension. C’est une base assez instable, surtout si nous considérons que des évolutions individuelles continuent à se produire tout au long de la vie. L’exigence souvent hypocrite d’une monogamie absolue se fonde sur la présomption que, lorsque des relations génitales harmonieuses se sont établies entre deux partenaires, ceux-ci continuent toujours à évoluer parallèlement. Malheureusement l’expérience quotidienne montre que cette présomption ne se confirme que dans des cas exceptionnels.

Une solution assez fréquente à la tension provoquée par les évolutions individuelles divergentes est apportée par la transformation progressive d’une relation d’amour génitale en une amitié hétérosexuelle authentique et chaleureuse, moins passionnée, tendre, plus ou moins inhibée quant au but. Un grand nombre de comédies satiriques et de romans psychologiques sérieux décrivent ce genre de solution, montrant l’une ou l’autre facette de ses variantes nombreuses et compliquées. Ce qui nous intéresse cependant, c’est de voir comment, à partir des passions éteintes de la sexualité génitale, peut se développer une forme d’amour-amitié qui reproduit au niveau individuel un phénomène d’origine phylogénétique.

Conséquences sociales

La sexualité génitale est très exclusive, on peut même affirmer qu’elle est égoïste et asociale. Rien ni personne n’existe en dehors des deux partenaires, tout événement ou stimulus extérieur est gênant, voire douloureux.

Quant à la sexualité prégénitale, elle a un champ beaucoup plus vaste, s’étendant du narcissisme solitaire jusqu’à l’ensemble des satisfactions collectives, tels les plaisirs de la table, le tabac, le football ou la boxe, les fastes royaux et les défilés, le théâtre, etc. Tout cela peut procurer du plaisir à l’individu isolé comme à des groupes importants, organisés ou inorganisés. La seule condition d’une réjouissance collective de ce genre est que chacun prenne en considération les intérêts et les particularités du participant moyen, et que chaque participant se contente d’une part plus ou moins «moyenne». Cette part peut être supérieure ou inférieure à ce qui correspondrait aux désirs et à la personnalité de tel ou tel participant, néanmoins il est entendu qu’il s’en contentera.

Ce n’était certainement pas le cas dans la horde paternelle. La première relation qui a donné naissance à la notion de «part moyenne» a été l’amour homosexuel unissant la horde fraternelle. Depuis lors, toute évolution sociale peut être vue comme une prise en considération croissante, volontaire ou imposée, des intérêts et des désirs du participant «moyen». Selon ma thèse actuelle, cette nouvelle demande est en général d’abord reconnue dans les relations (homosexuelles) entre hommes et ne s’étend aux femmes qu’en second lieu, répétant ainsi les premiers stades de l’évolution sociale des hommes.

Une phase intéressante de ce processus est la revendication moderne de l’égalité des deux sexes sur tous les plans (liberté, droits légaux, accès à l’éducation supérieure et aux professions libérales, rémunération égale, etc.). Une telle revendication est sans aucun doute contraire aux données de la biologie, qui donne une démonstration irréfutable de l’inégalité entre les deux sexes. Cependant, cela ne veut pas dire — comme le prétend en général le sexe fort et comme le confirme la vie sociale sous tous ses aspects — que l’homme soit supérieur à la femme sur tous les plans. Toutefois, du point de vue psychologique, la revendication de l’égalité universelle résulte d’une évolution logique. «Tous les mâles doivent être égaux », correspondait à la phase homosexuelle de la horde fraternelle décrite plus haut ; « les femmes doivent avoir des droits égaux à ceux des hommes », correspond à l’évolution de l’amour homosexuel vers la sphère hétérosexuelle.

Si cela est vrai, la civilisation représente une conquête progressive de toutes les relations entre hommes par l’amour homosexuel sublimé et inhibé quant au but, et une extension, secondaire seulement, de ces nouvelles formes d’amour aux relations entre homme et femme. On a l’impression, bien qu’il s’agisse peut-être seulement d’une accusation masculine injustifiée contre le sexe faible, que la relation entre femmes constitue le domaine le moins civilisé par ce processus d’évolution.

(In Amour primaire et technique psychanalytique, Payot, 2001, § VII[xv], pp. 167-184.)

[i] Fenichel, O., La Théorie psychanalytique des névroses, P.U.F.
[ii] Nunberg, H., Allgemeine Neurosenlehre, Berne, H. Huber, 1932.
[iii] « All this the world well knows ; yet none knows well // To shun the heaven that leads men to this hell. »
[iv] En français dans le texte.
[v] Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard.
[vi] « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse », dans La Vie sexuelle. Traduction J. Laplanche, P.U.F.
[vii] En français dans le texte.
[viii] « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse », op. cit.
[ix] Strachey, A., A New German-English Psycho-analytical Vocabulary. Londres, Baillière, Tindall et Cox, 1943.
[x] Bolk, L., Das Problem der Menschwerdung, 1926. Keith, Sir A. : « The Evolution of the Human Races », J.Roy, Anthr. Soc. (1928), 58, 312.
[xi] Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard.
[xii] Balint, M. : « Éros et Aphrodite », Int. J. of PsA., (1938), 19, 199.
[xiii] Ferenczi, S. : Thalassa, psychanalyse des origines de la vie sexuelle, Payot.
[xiv] Freud, S. : Totem et Tabou (1918), Payot.
[xv] Communication présentée au Congrès des psychanalystes européens à Amsterdam, le 26 mai 1947. Première publication dans Int. J. PsA. (1948), 29, 34-40.

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Une réponse à Michael Balint : « L’amour génital » (1947)

  1. Coli Masson dit :

    Une hypothèse bien audacieuse et intéressante. Merci pour la découverte de ce texte.

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