Georges Devereux : « L’influence des modèles culturels de pensée sur les théories psychiatriques primitives et modernes » (1958)

Chapitre X d’Ethnopsychanalyse complémentariste, Flammarion, 1985.

Plan : quelques aspects culturels de la psychiatrie primitive – théorie de la conductivité des nerfs – la séductivité du psychotique –  les convulsions – aspects culturels des théories psychiatriques modernes – adaptation- l’organicisme – l’instinct de mort (primaire) – déculturation et reculturation de la science

 

« Si un bœuf pouvait peindre, son dieu ressemblerait à un bœuf. » Xénophane, Fragment 15.

L’analyse de l’influence exercée par les modèles de pensée non scientifiques et culturellement déterminés sur les théories psychiatriques est susceptible d’apporter une contribution valable à la sociologie de la connaissance, cette science qui étudie l’influence des facteurs socioculturels sur le contenu et la forme des connaissances humaines, dans des contextes culturels divers et à des points différents de l’histoire. Or, généralement parlant la sociologie de la connaissance n’a pas encore soumis les théories psychiatriques à une étude systématique. Ainsi on peut, à la rigueur, admettre qu’une affirmation du genre de celle-ci : « Freud a modelé ses théories sur la physique du XIX siècle », s’apparente, du point de vue purement technique, à la sociologie de la connaissance. Vraies ou fausses, des remarques de ce genre ne peuvent guère cependant être qualifiées de scientifiques : elles sont, au mieux, des intuitions isolées de tout contexte ; et, au pire, de méchants sarcasmes, sans importance scientifique aucune (5, 19).

La sociologie de la connaissance postule que chaque groupe ethnique et chaque période historique privilégient certains modèles de pensée et toutes, ou presque toutes, ses théories à se structurer conformément à ces modèles. Sorokin et d’autres ont démontré que les modifications de l’orientation générale ou de la mentalité d’un groupe entraînent d’importantes fluctuations dans son système de « vérités » (44). Et Marbe a indiqué qu’à l’intérieur d’une aire culturelle donnée, les possibilités d’une pensée indépendante sont suffisamment restreintes pour rendre possible une explication naturaliste de la « télépathie », car celui dont on prétend « lire » la pensée ne dispose que d’un nombre relativement limité de modèles de pensée (37, 38).

Le plus commun, et le plus systématiquement méconnu, des facteurs qui agissent sur la pensée est la structure et le vocabulaire de la langue qu’on emploie ; il y a là un fait que la métalinguistique s’attache actuellement à élucider (45). Quelques exemples, fort simples, nous permettront d’apprécier la nature des problèmes en cause. Ainsi, certains concepts sont pratiquement intraduisibles en français et doivent être empruntés tels quels à une langue étrangère si l’on veut préserver intégralement leur « halo » de significations : c’est le cas, par exemple, pour logos, Realpolitik, soviet et totem. Certaines langues marquent tout particulièrement les états statiques, d’autres, au contraire, soulignent l’évolution et le changement ; certaines distinguent entre le masculin et le féminin, d’autres entre l’animé et l’inanimé.

La structure de la société constitue également un important modèle de pensée qui, ainsi que l’a montré Durkheim, est souvent projeté sur le monde surnaturel, ou lui est imposé (24). Ainsi, les Grecs projetaient leur structure sociale sur les dieux de l’Olympe, car même si, nominalement, les rois grecs modelaient leur statut sur celui de Zeus, c’était la royauté grecque homérique qui fournissait le modèle effectif de la royauté divine de Zeus (4).

Chez les Trobriandais, un modèle de pensée sociale est surimposé à la science zoologique primitive : ils projettent leur propre structure sociale matrilinéaire sur le monde animal. Fermement convaincus que le coït n’est pas la cause de la grossesse, ils châtrent systématiquement tous leurs verrats domestiques, mais refusent avec indignation d’admettre que leurs truies aient pu être fécondées par des mâles sauvages qui sont tabous en tant que nourriture (36).

Des modèles de pensée culturellement pré-structurés peuvent influencer même les formes avancées de la pensée scientifique. Henri Poincaré, l’un des plus grands mathématiciens de tous les temps, a signalé que le physicien anglo-saxon est un esprit empirique qui pense en termes de modèles mécaniques presque matériels, alors que le physicien français et/ou allemand est un esprit plus théorique, qui pense en termes de schémas conceptuels (41). Lorsque Freud a dit de la métapsychologie psychanalytique qu’elle était « notre mythologie » – remarque dont se sont triomphalement emparés ses critiques bornés – il voulait seulement signifier par là qu’il pensait en termes de schémas conceptuels et pas en modèles mécaniques. Néanmoins, lorsque la psychanalyse commença à se répandre dans le monde anglo-saxon, on s’efforça de prendre les concepts métapsychologiques, ou « jetons conceptuels », de Freud au sens littéral, et cela presque au point de chercher à localiser le Ça dans les glandes endocrines ou dans l’hypothalamus, le Moi dans les lobes frontaux et ainsi de suite. Or, un concept comme celui du Moi n’est, en réalité, qu’un « jeton » conceptuel abstrait, au sens même où Dirac a pu jadis définir l’électron comme étant simplement une équation différentielle.

Les modèles de pensée scientifiques sont, en outre, instables et changent au cours du temps. Ainsi, E.T. Bell a noté que si Poincaré ne put qu’effleurer la théorie de la relativité alors qu’il avait à portée de main tous les éléments nécessaires à son élaboration, c’est parce qu’il était resté prisonnier d’habitudes de pensée radicalement différentes, directement issues de la pensée newtonienne (2). De même, le fait que la plupart des physiciens modernes semblent faire leurs principales découvertes avant l’âge de trente ans est censé pouvoir être expliqué par la constatation que la physique renouvelle ses modèles de pensée à un rythme extrêmement rapide auquel, passé cet âge, ils ne peuvent plus s’adapter.

Un modèle de pensée « incorrect » peut être foncièrement « scientifique », alors qu’un autre, bien que réellement « correct », peut ne pas l’être (20). La théorie phlogistique de la chaleur était manifestement incorrecte et fut facilement réfutée par Lavoisier. Et cependant, contrairement aux modèles de la mytho-pensée des alchimistes, cette théorie était d’ordre authentiquement scientifique ; il en va de même de la première théorie (à présent dépassée) de la structure de l’atome, théorie modelée sur la structure du système solaire. Par contre, les Mohave ont une théorie des convulsions hystérico-épileptiques (20) qui est parfaitement correcte, sans pour autant avoir un caractère vraiment scientifique, car elle découle d’un modèle de pensée qui vise essentiellement à expliquer la nature et l’origine des pouvoirs chamaniques.

Les historiens de la psychiatrie « découvrent » parfois qu’un auteur ancien a « anticipé » les découvertes de la psychiatrie dynamique moderne. Dans bien des cas, ces prétendues anticipations sont parfaitement spécieuses, pour l’une, ou plusieurs, des trois raisons suivantes :

1) Ce type d’anticipation représente, tout au plus, des intuitions isolées, qui ne s’intègrent pas dans un schéma également raisonnable et cohérent. On ne peut donc pas les considérer comme des « insights » proprement scientifiques : ce sont les équivalents de ces grains de blé que la poule aveugle trouve par hasard en picorant – ou bien encore des « illuminations » obtenues par empathie directe, et qui, par la suite, ne subissent aucune élaboration logique secondaire, ni ne sont logiquement rattachées à d’autres intuitions valables. Cette perspective implique nécessairement que la science ne consiste pas en la découverte de fragments épars de vérité, mais en une prise de position intellectuelle qui exige l’établissement d’une relation cohérente entre ces fragments disparates.

2) Bien souvent, ces  » compréhensions » sont manifestement structurées sur des modèles de pensée non scientifiques. Dans certains cas ces modèles se trouvent être applicables aux données ; dans nombre d’autres, ils ne le sont pas, mais on y a néanmoins recours dans toutes les situations possibles par l’entremise de ce que j’ai nommé des « cohérences artificielles » (22, chap. xvi). il est évidemment plus facile de distinguer entre les modèles de pensée culturels et les modèles de pensée scientifiques dans le domaine des théories non psychiatriques que dans celui des théories psychiatriques. Ainsi, les théories grecques relatives à l’atome étaient manifestement le produit de spéculations mathématico-philosophiques et non d’une recherche proprement scientifique, car les Grecs ne possédaient pas de laboratoires (25, 43) et souvent ne connaissaient même pas celles parmi les caractéristiques d’un phénomène physique quelconque – du feu, par exemple – dont l’explication complète nécessite un recours à l’hypothèse atomique. En revanche, les primitifs disposent des deux principaux outils de la recherche psychiatrique : d’un inconscient capable de communiquer par empathie avec les névrosés et les psychotiques et des facultés logiques capables d’organiser les intuitions ainsi obtenues en un système théorique. C’est pourquoi nous ne pouvons jamais savoir avec certitude si les données des « psychiatres » primitifs représentent des intuitions scientifiques authentiques ou si elles ne sont que de simples fantasmes, dérivés d’un modèle de pensée culturel. Aussi, mieux vaut-il laisser de côté la question de la validité intrinsèque des matériaux psychiatriques primitifs, et chercher uniquement à démontrer qu’ils sont organisés en un ensemble théorique cohérent, structuré (parfois avec succès) conformément à des modèles culturels de pensée.

3) Plus fréquemment encore, il arrive qu’on se méprenne purement et simplement sur le sens de ce qu’un ancien psychiatre voulait véritablement dire et cela au point de lui imputer un sens qui est le produit d’un raisonnement bien postérieur au sien, quoique ayant trait au même problème. De ce que Shakespeare ait parlé de « méthode dans la folie», on ne saurait conclure qu’il connaissait la logique de l’inconscient. En effet, bien qu’objectivement correcte, sa remarque relève d’un modèle de pensée beaucoup plus primitif : elle reflète la croyance qui veut que le fou profère, sous forme d’énigmes poétiques, des vérités oraculaires ou des intuitions inspirées. Ainsi, les propos du roi Lear ne sont, en somme, que des énigmes, au sens où l’homme sain d’esprit définit ce mot (1).

Quelques aspects culturels de la psychiatrie primitive

J’étudierai à présent quelques théories psychiatriques concrètes qui révèlent l’influence des modèles culturels de pensée sur les formulations théoriques. Comme il est difficile d’admettre que certaines des théories qui nous sont chères – et qui parfois peuvent même être correctes – ne sont ni purement scientifiques, ni parfaitement objectives, je commencerai par soumettre à un examen critique certaines théories psychiatriques primitives. Peut-être discernerons-nous dès lors plus facilement l’empressement des savants modernes d’envisager comme scientifiques des notions manifestement élaborées à partir de modèles de pensée culturels.

Théorie de la conductivité des nerfs

Les Sedang Moï, une tribu de la jungle sud-vietnamienne, croient que les stimuli reçus par les divers organes des sens sont transmis au siège de l’intelligence, qui est l’oreille, par l’entremise de certaines fibres qui s’entrecroisent dans tout le corps. Cette tribu primitive aurait-elle franchi d’un bond inspiré plusieurs millénaires et anticipé intuitivement la théorie de la conductivité des nerfs ? La réponse, est-il besoin de le préciser, est un non catégorique. Notre vrai problème sera donc de découvrir quel modèle culturel de pensée sous-tend cette théorie pseudo-correcte.

Juste avant la récolte du riz, on peut voir, le long des sentiers de la jungle, des lianes suspendues à des « poteaux télégraphiques » en miniature qui, très évidemment, ne sont pas imités des poteaux télégraphiques occidentaux. Ces lianes sont « le sentier des esprits du riz » qui 1 1 empruntent pour aller des rizières jusqu’au village, ce qui accroît « l’âme du riz » des villageois, et donc aussi la  » quantité » de riz emmagasiné dans les greniers, – ou peut-être sa capacité de rassasier. Un déplacement analogue de substance spirituelle – ou encore d’âmes – intervient également lorsque le guérisseur fait passer de ses mains à celles du patient une partie des « forces » de sa propre âme, afin de fortifier l’âme défaillante du *malade. Selon une procédure similaire, le vendeur d’une marchandise de valeur – esclave ou gong de grande taille transfère à l’acheteur non seulement l’objet vendu mais aussi la partie de sa propre « âme de propriété » qui est formée de, ou correspond à, l’âme de l’esclave ou du gong.

En somme, la théorie sedang de la conductivité des nerfs n’est pas une anticipation de la neurophysiologie moderne. C’est une théorie de la sensation fondée sur un modèle de pensée strictement primitif et animiste. Ce ne sont pas des sensations ou des pulsions électriques qui sont censées parcourir les nerfs, mais des « choses » envisagées d’une manière anthropomorphique, ou des êtres » d’ordre presque exclusivement surnaturel.

Psychologiquement, la situation est plus complexe encore. La psychanalyse a fourni de nombreux exemples de projection du modèle corporel sur le monde extérieur. Réheim (42) a suggéré, avec raison, que le « monde extérieur », tel qu’il apparaît dans l’imagerie du rêve, n’est qu’une extension de l’image corporelle du rêveur, et Lenzen (33) a, pour sa part, signalé qu’en physique le concept de force est bien trop anthropomorphe pour être satisfaisant dans cette science.

Dans cet exemple sedang il y a cependant – au niveau manifeste tout au moins – une intériorisation du monde extérieur et sa surimposition sur l’image du corps, et non une projection de l’image corporelle sur le monde extérieur. On peut évidemment soutenir que, dans la perspec

tive de l’histoire culturelle comme dans celle de la psychologie des profondeurs, les notions de « sentier des esprits» et d’«âmes transférables» ont été à l’origine modelées sur les sensations corporelles et sur l’image du corps. Vraie ou fausse, cette proposition n’est pas directement applicable au problème qui m’intéresse ici.

Ce qui importe, c’est la nature du modèle réel dont dérive ce concept « scientifique » sedang officiel. Il ne s’agit pas d’identifier le modèle original qui a inspiré la notion de transfert d’âme et l’idée de construire un sentier pour les esprits du riz. D’ailleurs, même si on parvenait à prouver que cette dernière idée est dérivée de sensations corporelles, l’explication ne vaudrait tout au plus que pour l’item technologique : « route des esprits », en tant que projection de sensations corporelles, mais non pour la pseudo-théorie de la conductivité des nerfs, laquelle est dérivée non pas des sensations corporelles mais du sentier des esprits et de son auréole de significations surnaturelles. C’est, en effet, ce sentier qui fut éventuellement réintériorisé, grâce à une conception non expérientielle du corps, c’est-à-dire selon une démarche qui aboutit à une conception objective – quasi scientifique – du corps et de ses sensations, et non à une image corporelle vécue au niveau subjectif.

Bien que manifestement circulaire, ce processus comporte un progrès logique, puisqu’il exploite la réalité pour transformer un type d’expérience – celui des sensations corporelles – relevant des processus primaires de la pensée en un type de conception (de ces mêmes sensations) qui relève plus ou moins des processus secondaires. Il est probable que des processus circulaires du même genre sous-tendent également certaines autres théories biologiques et psychologiques. Un examen approfondi de ces processus devrait se révéler fécond pour l’historien de la science, et peut-être plus encore pour le théoricien qui s’efforce de réévaluer la validité objective de ses principaux outils et procédés conceptuels.

La séductivité du psychotique

Selon une- autre théorie psychiatrique sedang, le spectre d’un individu mort fou peut délibérément rendre fou un vivant : il lui met le bras autour des épaules, afin de « faire parent » avec lui, c’est-à-dire de l’adopter. Cette théorie pourrait créer l’impression que les Sedang ont « compris » cet indéfinissable pouvoir de séduction du fou qui, ayant libéré son inconscient de toute entrave, incite les autres à l’imiter. Or, s’il est possible que les Sedang aient « compris » tout ceci au niveau de l’inconscient et d’une façon non scientifique, cette théorie étiologique de la psychose n’est pas, pour autant, une théorie authentique de la contamination psychique. Elle est tout simplement une partie intégrante – un corollaire – de leur mythologie, dont l’un des thèmes est l’adoption des êtres humains par les esprits – thème qui est l’une des pierres angulaires de leur religion (30).

Ces considérations n’impliquent pas que le primitif s’adonne au mysticisme de façon chronique. Ainsi, il est presque certain que les Sedang ont découvert le phénomène de la circulation du sang, sans avoir découvert aussi l’hydrodynamique de cette circulation. En effet, tout en invoquant le bouillonnement du sang aux lèvres d’une blessure et les hémorragies mortelles pour étayer leur théorie, ils assimilent néanmoins la circulation du sang dans les veines à la progression de l’eau dans les tubes de bambou en pente qui l’amènent au village par gravitation. Aussi, leur notion des causes de la circulation sanguine ne comprend-elle pas le concept du coeur en tant que pompe hydraulique, car s’ils connaissent les soufflets, ils ignorent les pompes hydrauliques.

Les primitifs sont donc capables d’élaborer des théories scientifiques, ou, plus exactement, des théories que le monde occidental appellerait « scientifiques ». Ainsi, je devais un jour m’apercevoir que les Sedang avaient une notion de l’infinie divisibilité de la matière. « Avec un couteau suffisamment aiguisé, m’a-t-on dit, on pourrait indéfiniment partager un bâton en deux. » Puis, en réponse à une question directe mais nullement suggestive, ils m’assurèrent que si l’on disposait d’assez de mots pour désigner les grands nombres, on pourrait compter à perpétuité, ce qui témoigne d’une vague intuition de l’Infini.

Bref, je ne nie aucunement que, s’ils recevaient une formation adéquate, les Sedang pourraient devenir des savants (7). Reste qu’ils ne le sont pas, pour l’instant. Ce sont seulement des gens ayant un penchant pour la spéculation, mais dont les intuitions (insights) demeurent stériles, car elles ne s’intègrent pas à un contexte scientifique, et ne sont pas mises en corrélation avec d’autres intuitions du même ordre, mais seulement avec la mythologie.

Les convulsions

Les Indiens mohave de l’Arizona et de la Californie ont élaboré une théorie qui ressemble à certaines conceptions psychanalytiques relatives à l’endiguement de la libido et à sa libération sous forme d’une décharge généralisée. Selon eux, les pulsions sexuelles du convulsionnaire sont si intenses qu’il ne peut les abréagir ni par le coït ni par la masturbation, mais seulement par une crise convulsive. Pour les besoins de la cause, j’affecterai de répudier momentanément ma thèse centrale : j’affirmerai que cette théorie est non seulement fort raisonnable, mais qu’elle a été élaborée exactement comme a été élaborée la théorie psychanalytique correspondante : à partir de l’observation de la position « en arc de cercle » et de l’état dit « d’absence » qui caractérisent tant les convulsions que l’orgasme.

Poussons plus loin encore notre (fausse) hypothèse et affirmons que les Mohave ont noté – soit préconsciemment, soit inconsciemment – que le convulsionnaire est foncièrement incapable d’établir des relations humaines intenses, et incapable également de parvenir par l’orgasme à une abréaction d’affect. Prétendons même que leur compréhension (toute hypothétique) de ce complexe de faits est prouvée par leur frappante tendance à parler, à propos des convulsions de la masturbation – acte auquel aucun Mohave n’a besoin de recourir par manque d’occasions de satisfaire ses besoins sexuels d’une façon normale (10). Ajoutons à tout ceci un fait qui, lui, n’est pas hypothétique : les Mohave comprennent fort bien la différence entre la capacité orgastique psychologique, telle que la psychanalyse la définit, et le mécanisme de l’éjaculation, qui est un phénomène d’ordre purement organique (9). Je démontrerai que même en admettant tout cela – et c’est beaucoup ! – on ne peut cependant considérer que les Mohave aient élaboré une théorie authentiquement naturaliste des convulsions.

En effet, la notion d’un endiguement intervient aussi dans d’autres croyances des Mohave : ainsi celui qui voudrait refuser d’assumer les pouvoirs chamaniques qu’il sent poindre en lui risque de voir ses pouvoirs, privés d’une issue extérieure, se retourner contre lui – agir en lui et sur lui – jusqu’à le rendre fou. C’était apparemment le cas d’un certain Mohave, interné dans un hôpital psychiatrique sur le diagnostic – peut-être douteux – de psychose maniaco-dépressive (20).

L’essentiel, en ce qui nous concerne, c’est que la théorie mohave des convulsions n’est ni naturaliste ni scientifique : elle est calquée sur des théories du pouvoir chamanique qui sont parfaitement non naturalistes. Au demeurant, l’idée même d’une « inondation » psychique de l’organisme a pu être suggérée aux Mohave par les crues périodiques du fleuve Colorado qui, comme celles du Nil pour les Égyptiens, jouaient un rôle prépondérant dans leur agriculture. Cette tentative d’explication n’implique nullement un retour aux spéculations rationalistes surannées des XVIIIe et XIXe siècles quant à la « signification » des mythes. Je tiens surtout à montrer que certaines expériences importantes – qu’on peut qualifier d’expériences types – fournissent à l’homme des modèles cognitifs, affectifs et attitudinaux, comparables à ceux qui sous-tendent les phénomènes de transfert. Cet argument vaut tout particulièrement dans le cas des Mohave, pour qui le mythe de la Création est censé fournir le précédent ou le prototype de toutes les pratiques et expériences humaines possibles (31, 20).

Bien que les théories mohave des convulsions ne comportent aucune allusion explicite au refus du chaman en puissance d’exercer ses fonctions, les deux phénomènes sont implicitement associés. Dans la pensée mohave, le convulsionnaire est, semble-t-il, caractérisé par une impuissance psychologique, mais non physique (éjaculatoire) : c’est un individu condamné à demeurer insatisfait parce que ses actes sexuels n’entraînent aucun engagement psychologique ou affectif de sa part. Ce point est d’importance parce que les Mohave définissent le coït comme une activité psychosomatique : « Lorsque deux personnes font l’amour, elles le font sur deux niveaux : le corps cohabite avec le corps et l’âme avec l’âme » (9). Cette superbe affirmation, qui témoigne d’une remarquable maturité, semble effectivement validée par la caractéristique essentielle de la sexualité mohave. Mais l’indice décisif est l’allusion à la masturbation des convulsionnaires : le Mohave adulte moyen ne se masturbe jamais, parce qu’il n’en a jamais besoin – ni au niveau de la réalité, ni au niveau psychologique. L’individu psychologiquement impuissant, quoique capable d’éjaculation, est incapable d’atteindre dans le coït à une décharge affective. Il est, par conséquent, réellement très proche de celui qui, tout en ayant reçu des pouvoirs chamaniques, se refuse à les exercer.

Les données précédentes démontrent que la théorie mohave de la dynamique des convulsions est correcte mais aussi non scientifique. Il est probable qu’elle dérive par analogie de la théorie qui explique la folie du chaman par son refus de « répandre ses dons », c’est-à-dire d’utiliser et d’extérioriser ses pouvoirs au bénéfice d’autrui. Il s’ensuit que la théorie mohave des convulsions n’est pas le produit terminal d’une série d’observations, d’inductions et de généralisations intuitives. Aussi, bien que correcte, cette théorie n’est pas de la science et ne saurait donc constituer un premier pas vers une psychiatrie scientifique, pas plus que, dans l’Athènes du IV’ siècle, les fantasmes de Platon sur la bisexualité ne pouvaient déboucher sur les théories correspondantes de Freud. C’est pourquoi les fantasmes de Platon, comme les théories des Mohave, demeurèrent scientifiquement stériles. Bien d’autres notions qui ont cours en psychiatrie primitive sont, elles aussi, essentiellement correctes, sans être pour autant réellement scientifiques. En voici quelques exemples :

1) Les Mohave témoignent d’une étonnante perception intuitive des phénomènes de rivalité entre germains. Mais ceci est dû uniquement au fait que l’adulte mohave, constamment pressé de faire étalage d’une générosité excessive, projette (ou attribue) son propre ressentiment sur le bébé sevré en raison de la nouvelle grossesse de sa mère (8).

2) Ces mêmes Mohave ont élaboré une théorie de la dépression, du deuil et du suicide funéraire qui, tout en étant entièrement moderne en apparence, est, en réalité, calquée sur certaines croyances eschatologiques relatives à la séductivité des spectres (20).

3) Ils sont capables d’identifier et de décrire une forme spéciale d’agitation dépressive qui atteint les maris âgés, délaissés par une jeune épouse, parce que les mariages de ce genre ont une fonction sociale et psychologique spécifique – quoique atypique – dans cette tribu (20).

4) Le chaman psychothérapeute mohave explore les rêves de son patient et exige que leur relation soit conforme à certaines règles qui sont l’équivalent mohave de la règle fondamentale de la psychanalyse (20). Mais s’il s’intéresse aux rêves, c’est surtout parce que ceux-ci lui permettent d’identifier l’agent surnaturel – ou le sorcier – responsable de la maladie.

Ces exemples prouvent simplement que le psychiatre primitif n’est jamais tant un empiriste asservi à sa culture que lorsqu’il semble assumer les apparences d’un subtil théoricien ou métapsychologue.

Aspects culturels des théories psychiatriques modernes

Il me parait opportun d’étudier trois théories psychiatriques modernes, représentant trois points de vue différents.

  • La première est dérivée de la psychiatrie descriptive : c’est la théorie du critère d’adaptation comme mesure de la normalité.
  • La seconde est liée aux recherches de laboratoire : c’est la théorie qui postule que tous les désordres psychologiques ont une infrastructure organique, même lorsque la nature exacte de cette cause organique est inconnue.
  • La troisième est l’instinct de mort primaire qui, selon certains, est l’une des pierres angulaires de la théorie psychanalytique.

Je reconnais volontiers avoir choisi ces trois théories comme objet de discussion parce que je les juge insoutenables. Mais cela signifie simplement qu’une répudiation de ces théories me facilite la tâche de saisir les déterminants culturels de leur structuration. Par ailleurs, je tiens à signaler une fois de plus que le fait qu’une théorie soit conforme à un modèle culturel de pensée ne prouve pas qu’elle soit fausse. Aussi ne traiterai-je ici que de la genèse de ces théories, et non de leur validité intrinsèque.

Adaptation

J’ai déjà contesté ailleurs (6, 22, chap. 1), la valeur de ce concept, souvent confondu avec celui de l’acceptation du réel, et dont certains font un critère déterminant de la santé mentale. Je me bornerai donc ici à postuler que le véritable critère de la normalité n’est pas l’adaptation, qui est par définition statique, mais une capacité de réadaptation créatrice. S’il en était autrement, ainsi que le fait observer très justement R.L. Jenkins (22, chap. 1), le malade mental parfaitement adapté au milieu hospitalier devrait être considéré, en vertu même de son adaptation, comme normal lui aussi. La véritable question est de savoir pourquoi l’adaptation, au niveau verbal et moteur le plus superficiel, en est venue à occuper une place si importante dans le diagnostic psychiatrique. Or, c’est précisément cette importance qui fait problème, car il est évident que la thèse selon laquelle un individu totalement inadapté doit être considéré comme anormal est assurément acceptable.

Le mot adaptation joue aux U.S.A. un rôle énorme, tant dans la psychiatrie que dans le parler quotidien, encore que l’on entende généralement par là un simple conformisme de surface et non une acceptation profonde des normes. Je crois même que si l’on paye si cher aux U.S.A. tout auto-dévoilement, c’est parce que ce genre d’aveu est révélateur du non-conformisme affectif sous-jacent, qui se dissimule derrière une façade de conformisme extérieur.

Les origines de la société américaine expliquent en partie l’importance acquise par l’adaptation de surface et par le conformisme dans la pensée psychiatrique américaine – et même dans les théories élaborées ou adoptées par certains psychiatres ou psychanalystes immigrants.

L’Amérique, alors qu’elle était encore sous-peuplée, s’efforça d’attirer des immigrants capables de fournir la main-d’œuvre nécessaire à ses industries, ses fermes et ses mines en plein essor. Il y eut donc une importation massive de gens d’origine culturelle très diverse, qu’il fallut ensuite intégrer à la vie économique et locale. La besogne fut ardue car, en raison des conditions économiques qui prévalaient en Europe à l’époque, la majorité de ces immigrants ne provenaient pas des pays anglo-saxons et se trouvaient être des adultes déjà profondément endoctrinés par leurs cultures respectives (Pour des raisons expliquées ailleurs (17), le mot « endoctriné » est utilisé ici dans son sens le plus rigoureux). Aussi, bien que la plupart de ces gens qui avaient été maltraités dans leur pays d’origine aient été, au fond du cœur, des révoltés, ils apportèrent avec eux un héritage culturel pleinement intériorisé.

Ceux qui voulaient mettre les immigrants au travail durent leur faire accepter, du moins superficiellement, certains comportements conformes aux exigences de la vie pratique : les hommes durent, par exemple, apprendre l’anglais et abandonner leur vêtement flottant de paysan qui risquait d’être happé par les machines. Par contre, on se soucia fort peu de les endoctriner – c’est-à-dire de les pénétrer de la signification profonde du « mode de vie américain » (17). Aussi bien ne visait-on qu’une adaptation de surface, orientée principalement vers les activités économiques. C’est pourquoi on laissa subsister les modèles culturels européens fondamentaux, qui devaient demeurer très généralement en vigueur, comme en témoignent les conflits culturels qui opposent les Américains de première et de seconde génération. C’est donc surtout en Amérique que le terme d’inadaptation vint à prendre ce sens qu’il n’a presque nulle part ailleurs, d’étrange et, partant, d’étranger, de marginal, et même de hors-la-loi, ou de paria.

La grande mobilité géographique du peuple américain exigeait en outre l’élaboration d’un concept d’adaptation qui permit à un fermier du Kansas de se métamorphoser en un « authentique » cow-boy, par le simple fait d’en revêtir le costume. De même, la mobilité sociale conduisait à définir l’adaptation à une classe déterminée non pas en termes psychologiques, c’est-à-dire en fonction d’une « mentalité » de classe, mais selon des critères de fortune et de comportement extérieur. Ainsi, de même que le degré d’américanisation des immigrants se mesurait à leurs vêtements, leur conduite et leur accent, de même toute progression dans l’échelle sociale impliquant un changement de statut social ou de classe se définissait en fonction d’un certain nombre d’autres critères, purement extérieurs eux aussi. Dans un sens, le conformisme, ou l’américanisation, en vint à exprimer tout d’abord une adaptation toujours plus efficace à un standard de vie plus élevé, alors que l’inadaptation, dans le sens d’étrangeté et de marginalité (non américaine) en vint à être assimilée à un statut économique inférieur, parce que tant de gens pauvres se trouvaient être des immigrants récents.

Il est actuellement [19581 de mode de déplorer le timide conformisme de la jeune génération et son souci de rechercher des emplois offrant une grande sécurité pour l’avenir. Mais ceux-là mêmes qui condamnent avec véhémence ce culte timoré de l’adaptation ne proposent aucun programme constructif de refus véritablement créateur. Ils n’ont souvent rien de plus spectaculaire ni de plus nouveau à offrir qu’un retour à cet âge de banditisme fanfaron dans le domaine des affaires, qui avait inventé le culte de l’adaptation purement superficielle précisément parce qu’il ne possédait aucune mystique digne de ce nom.

En somme, les philosophes officiels, qui prônent si bien l’individualisme, ne font que transpose le non conformisme obsessionnel des hippies de Saint-Germain-des-Prés et de la rue de la Huchette à la Grand’Rue et aux banlieues résidentielles. Or, ce prétendu non-conformisme n’est qu’une nouvelle forme de dé-différenciation stérile, motivée cette fois (1976) comme prévu en 1958 par un type particulier de « négativisme social » (22, chap. 111), qui ressemble à s’y méprendre à cette forme d’adaptation obsessionnelle à rebours nommée « modèles d’inconduite » (34).

Dans tout ce pseudo-non-conforrnisme, il n’y a pas trace au niveau subjectif d’humanisation véritable – laquelle implique une différenciation et une individualisation – ni, au niveau socio-culturel, d’ethos fonctionnel et créateur, et quand bien même il y en aurait, aucun parmi ces orateurs de distribution de prix n’oserait s’en faire l’avocat.

Il est curieux de constater que certains psychiatres immigrants ont été parmi les plus acharnés à exagérer l’importance de l’adaptation en tant que critère du diagnostic psychiatrique ; c’est le cas par exemple de Karen Horney (29), et d’un certain nombre d’autres parmi ces psychiatres qui se donnent – et vraiment il y a maldonne – pour « culturalistes ». Ces psychiatres immigrants, qui étaient restés foncièrement étrangers et européens, ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’il leur était impossible de parvenir à une appréciation empathique du degré d’adaptation intérieure de leurs patients au mode de vie américain. Pour cette raison, ils s’efforcèrent d’élaborer un critère d’adaptation – ou de conformisme qui ne ferait appel qu’à la logique et serait intellectuellement compréhensible, alors que tout diagnosticien conscient – de manière réaliste – des influences culturelles fonde son diagnostic non sur le degré de conformisme que manifeste le patient au niveau du comportement, mais sur la manière dont il manipule la culture en tant qu’expérience privilégiée (22, chap. il, 15).

Les cultures raisonnablement homogènes ne semblent pas être obsédées par le conformisme extérieur, ni dans le domaine psychiatrique, ni dans celui de la vie quotidienne. Aussi l’adaptation occupe-t-elle bien moins de place dans les traités psychiatriques français et allemands que dans les ouvrages américains du même genre, car Français et Allemands sont moins portés à définir les déviations du comportement comme des signes de mal-adaptation et d’étrangeté. En France, par exemple, on dira de certains types d’individus, au comportement apparemment déviant, qu’ils sont des « Bohèmes du type français » ou des « personnages sortis tout droit d’un roman de chevalerie français ». Mais rares sont ceux qu’on envisagera comme des non-Français – comme des déviants « déculturalisés » – ou transculturalisés selon le modèle U.S.A. La plupart des « déviants » sont considérés simplement comme autant de variations sur un thème fondamentalement français – autant de formulations idiosyncrasiques, régionales ou historiques de l’ethos français, ce qu’au demeurant ils sont dans bien des cas.

Rien de ce qui a été dit jusqu’à présent ne prouve – ni ne veut prouver – que l’appréciation du degré de conformisme d’un individu ne constitue pas un test diagnostic important, encore que pour ma part je doute de l’efficacité diagnostique de ce critère (22, chap. 1). J’ai seulement voulu éclairer certains des processus sociaux, culturels et historiques qui ont amené le concept d’adaptation à assumer le rôle prépondérant qui est le sien dans la pensée psychiatrique américaine. En somme, valable ou non, le critère d’adaptation ne procède pas d’une réflexion proprement scientifique, mais d’un mythe social ou du processus qui préside à l’attribution des stéréotypes culturels (« type-casting »). Et quand bien même il serait valable, on aurait encore à prouver qu’il est de caractère proprement scientifique.

L’organicisme

Je laisserai totalement de côté certaines outrances grotesques de la mentalité organiciste, pour ne considérer que les théories « respectables » et « conservatrices » qui attribuent une étiologie organique à des désordres psychologiques que certains psychiatres fonctionnalistes – éminemment respectables eux aussi ! – tiennent pour essentiellement psychogènes. Bref, le problème est celui de la tendance subjective de certains psychiatres, fort estimables par ailleurs, qui, lorsqu’ils cherchent à pénétrer les causes des désordres psychologiques, se tournent d’abord vers les travaux de laboratoire, au lieu d’interroger leur propre inconscient (21). Je voudrais montrer que cette méthode, – qu’elle soit légitime et valable ou non – est dérivée de deux modèles de pensée manifestement culturels.

1) Aspirations à un statut social. – Chaque profession possède tout ensemble une auto-définition et la connaissance de la définition sociale qui lui est appliquée par l’ensemble des gens appartenant aux autres professions. Le médecin se définit traditionnellement comme un savant – ou un ingénieur – biologiste. La définition sociale – ou populaire – du médecin « idéal » correspond assez bien, encore que parfois sous forme naïve et caricaturale, à cette auto-définition professionnelle. L’un des prototypes populaires du médecin est le docteur Kildare, ce valeureux héros des bandes dessinées, toujours sur la brèche. Un autre est le brave médecin de campagne aux tempes grisonnantes, veillant au chevet d’un enfant malade dans une ferme isolée, ou encore Pasteur – qui n’était pas médecin ! – découvrant dans son laboratoire de nouveaux vaccins et médicaments miraculeux. Ce dernier stéréotype a même inspiré certaines caricatures hostiles à la profession médicale : le médecin génial mais diabolique.

En revanche, la « représentation collective » du psychiatre – et je parle ici tant des auto-définitions professionnelles que des stéréotypes sociaux ! – se situe sensiblement en marge de la tradition médicale classique. Le médecin psychothérapeute vient à peine d’être admis en qualité de héros dans les romans policiers et la littérature sérieuse. Dans une de ses premières apparitions sur la scène littéraire – dans Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume d’Edgar Allan Poe, il ne figure même pas en personne : les deux médecins du récit sont frauduleusement – quoique de façon fort convaincante – représentés par leurs malades. D’autre part, si les anecdotes humoristiques qui ont pour sujet le psychiatre – à distinguer de celles qui concernent l’idiot du village ou le fou – prolifèrent à présent, c’est seulement dans un cercle relativement restreint de gens « sophistiqués ». Enfin, et surtout, les psychiatres ont tous servi de cibles aux flèches barbelées que leur décochaient leurs confrères appartenant à d’autres branches de la médecine. Quant à la lutte qu’a dû mener la psychanalyse et les lâches compromis qu’elle a cru devoir accepter pour se faire admettre aux États-Unis en tant que discipline proprement thérapeutique, elle est trop récente pour qu’il soit nécessaire d’y revenir (12).

Or, puisque le psychiatre est, lui aussi, un être humain, il se sent menacé par toute tentative de contester la qualité de savant biologiste qu’il s’attribue. Il n’est pas plus immunisé contre l’accusation d’être un « sorcier » ou un « décerveleur » que ne l’était son ancêtre, pionnier de la médecine scientifique organique, contre les anathèmes de l’Inquisition qui le traitait de « sorcier hérétique », ou contre les sarcasmes de Molière. Il serait injuste d’attendre des médecins psychiatres qu’ils ne cherchent pas à établir une fois pour toutes leur appartenance à la tradition médico-biologique. Et quand bien même aucun désordre psychologique ne pourrait être légitimement rapporté à une cause organique, ou modifié (mais non guéri) par l’électrochoc ou par la chimiothérapie, certains psychiatres éprouveraient le besoin – compréhensible et pardonnable – de se tourner vers les recherches de laboratoire pour la compréhension étiologique, et vers la pharmacie et la chirurgie pour le traitement des désordres psychologiques. Comment, dans ce cas, s’étonner qu’ils s’adressent de fait au laboratoire et à la pharmacie lorsque le concept même de « l’organisme-total » semble, dans une certaine mesure, légitimer ce genre de démarche ? Le psychiatre a donc assurément quelque chose à tirer du laboratoire ou de la pharmacie. J’indique simplement que l’une des raisons qui l’incitent à ce genre de recherche est le besoin de valider son autodéfinition en tant que docteur en médecine et savant biologiste.

2) Le scientisme. – Les savants des démocraties se moquent du sciolisme des savants nazis ou communistes qui affectent de mépriser la « débile » science « juive » et/ou « bourgeoise » qu’ils opposent à la science « vigoureuse » qui est la leur. Aussi absurde et arrogant soit-il, ce verbiage n’en reflète pas moins un début de prise de conscience de l’influence qu’exercent les idéologies socio-culturelles sur la pensée scientifique. Quant aux savants occidentaux, ils ont volontiers tendance à sous-estimer l’influence de leur milieu culturel sur leur propre science. Ainsi prétendent-ils pratiquer non pas une science démocratique ou euraméricaine, mais La Science Absolue – en quoi ils se trompent fort (21). En effet, si, dans une démocratie, la science est, en fait, plus naturaliste et plus proche de la science absolue que celle pratiquée par les nazis ou les communistes, c’est, dans une large mesure, parce que la notion même de science absolue est un des thèmes culturels authentiques de la société démocratique. Il est néanmoins souhaitable que ce préjugé culturel de la science occidentale Soit pris en considération, car seule une telle prise de conscience permet au savant d’atteindre au moins les frontières de la Terre promise qu’est la science absolue.

Comme je ne me sens pas tenu de faire une profession de foi en la science exacte pour être autorisé à en discuter les fondements culturels, je noterai d’emblée que le prestige culturel des sciences exactes – qui est tout autre chose que leur validité objective – est aujourd’hui tel que seule la tradition universitaire s’oppose à ce que les inventeurs de la bombe atomique ne fassent fortune en cautionnant des désodorisants vaginaux… ou même des candidats aux élections parlementaires. De nos jours, la science physique est proposée en modèle à toutes les autres sciences. Aussi, nombreux sont les spécialistes des sciences humaines qui souffrent amèrement de ne pas être de vrais savants, des savants bon teint, S.G.D.G. (sous garantie du gouvernement), et, pour remédier à ce « triste » état de chose, écrivent quantités d’articles et de livres remplis de pseudo-mathématiques et, d’une manière générale, se pavanent sous un manteau emprunté aux sciences exactes (18, 21).

En somme, c’est la physique qui de nos jours est censée fournir le stéréotype social de la vraie science. Sa méthodologie spécifique, profondément influencée par les techniques que requiert son objet, est donc systématiquement confondue avec la logique générale et la méthode scientifique. De ce fait, l’avance très réelle de la physique par rapport aux autres sciences est attribuée à sa méthodologie « parfaite » (mais aussi spécifique), alors qu’en réalité elle est due à deux raisons bien plus simples et réalistes et, de surcroît parfaitement évidentes.

  1. Les phénomènes physiques sont beaucoup plus simples que les phénomènes biologiques, psychologiques ou sociaux.
  2. L’étude des phénomènes physiques est beaucoup moins handicapée par les angoisses subjectives des savants, et par les prétentions des métaphysiciens et des soi-disant rédempteurs du genre humain, que ne l’est celle des phénomènes qui intéressent les points sensibles de l’homme et de la société (2 1).

Il en résulte une situation très claire : éblouis par les succès obtenus par les physiciens dans l’étude de phénomènes simples, les spécialistes des sciences du comportement ont cherché à appliquer à l’étude d’univers complexes une méthodologie « physicistique », largement contaminée par les techniques de la physique. Et cependant, le physicien averti sait bien, lui, que cela ne se peut pas, précisément parce qu’il est lui-même obligé de modifier de temps à autre sa méthodologie. Il traitera, par exemple, deux particules d’une façon, et une multitude de particules d’une autre : dans le premier cas, il appliquera les lois de la mécanique classique et, dans le second, celles de la mécanique statistique qui présuppose une tout autre méthodologie.

Selon une démarche analogue, le mathématicien de l’espace – le géomètre – établit une différence entre la géométrie euclidienne de l’espace fini et la géométrie de Riemann qui traite de l’espace qu’on peut appeler : infini. Or – et c’est là le point essentiel – c’est la géométrie euclidienne de l’espace fini qui constitue le cas limite, ou particulier, de la géométrie de Riemann, et non l’inverse. La même chose est vraie en cosmologie : la physique de Newton, applicable aux systèmes « finis », représente le cas limite, ou particulier, de la physique d’Einstein, et non l’inverse. Euclide peut se déduire de Riemann, comme Newton d’Einstein, mais la réciproque n’est pas possible. Donc, au lieu de se faire l’avocat d’une physicalisation de la biologie, A. Meyer, écrivant dans Acta Biotheoretica, a conclu que les lois physiques étaient autant de cas limites, ou particuliers, des lois biologiques ; selon lui, les lois physiques peuvent être déduites des lois biologiques, mais non inversement (40). Sans préjuger de la validité intrinsèque de cette proposition, je reconnais que dans le domaine de la science empirique le simple est souvent un cas particulier du complexe. Toutefois, si l’on admet cette thèse, on peut pousser plus loin encore le raisonnement et dire que les lois les plus générales sont celles qui se dégagent de l’étude des phénomènes les plus complexes – donc de celles de l’organisme-humain-total-dans-la-société, et que les lois complémentaires ainsi Obtenues fournissent, à mesure qu’on les Particularise et les simplifie, celles de la sociologie et de la psychologie, de la physiologie et de la biologie, de la biochimie, de la chimie et de la physique. Je schématise à dessein un problème déjà envisagé ailleurs (21, et cf. chap. 1 et 111).

Pour nombre de savants éminents dans le domaine des sciences exactes, le caractère asymétrique de cette séquence logique est évident. Cependant la démarche organiciste, ou quasi extrapolatoire, en psychiatrie procède souvent dans la direction opposée et cherche à déduire les lois de l’activité psychique des lois physiologiques, opération guère plus praticable que celle qui tente de déduire les lois de la mécanique statistique de celles de la mécanique classique qu’elle présuppose cependant. La chose est tout bonnement impossible, et le demeurerait quand bien même on parviendrait à prouver que chaque désordre psychologique a un substrat et une cause organiques. S’il doit y avoir quasi-extrapolation, celle-ci devra procéder dans la direction diamétralement opposée, c’est-à-dire de « l’organismal » à « l’organique ».

Or, en psychiatrie, la démarche organiciste a, jusqu’à présent, manifestement procédé dans une direction contraire et ceci pour des raisons culturelles ; dans ses procédures, elle s’est inspirée (au moins au niveau préconscient) du prestige social de la physique plutôt que de ses grandes réalisations. Pour l’instant, il semble inutile de s’attacher à déterminer si le modèle de pensée physicaliste est, ou n’est pas, applicable à la recherche psychiatrique. Ce qui importe, c’est que – applicable ou non – on s’efforce de le faire passer pour tel en raison du prestige qui s’attache aux sciences exactes. Donc, plus les psychiatres s’obstineront à adopter le cas limite comme modèle de pensée alors que leur propre objet d’investigation est trop complexe pour que ce prestigieux modèle puisse être utile, plus lents seront leurs progrès vers une science véritable de l’organisme-total.

Voici un exemple concret d’une « méthode de démonstration » organiciste dont on a prétendu qu’elle constituait une preuve, alors qu’elle procède manifestement d’un modèle de pensée foncièrement culturel, non scientifique et archaïque. Il s’agit de la conception selon laquelle les résultats, purement palliatifs, obtenus par la chirurgie et la chimiothérapie dans le traitement des affections psychiatriques sont preuves de l’étiologie organique de la psychopathologie. Je tiens à souligner une fois de plus qu’il n’est même pas besoin de démontrer que ces résultats, en définitive, ne constituent d’aucune manière des « preuves ». Il suffit, en effet, de préciser qu’ils sont reçus (admis) en tant que « preuves », en vertu de raisons culturelles, pour qu’apparaissent les bases culturelles d’un raisonnement qui se prétend scientifique.

De pratique courante chez les Anciens, la pharmacothérapie est encore de nos jours largement utilisée dans certaines populations primitives et cela en dépit du fait que chez nombre de ces populations la psychose soit imputée à la possession (par un démon). Aussi, lorsque l’administration d’une drogue (magique) est suivie d’une amélioration, on y voit la preuve du bien-fondé de la théorie étiologique démoniaque : la drogue lui étant désagréable, le démon, pense-t-on, a préféré décamper. D’ailleurs, de nos jours encore, la chimiothérapie psychiatrique demeure largement empirique, même dans le cas de certaines drogues dont l’efficacité est reconnue. Je n’en veux pour preuve que l’infinie variété des raisons alléguées pour expliquer l’efficacité de l’insulinothérapie, lesquelles prouvent tout au plus qu’en psychiatrie, l’insulinothérapie est, parfois, utile. De même, il n’est pas inutile de rappeler qu’au fond les psychiatres n’en savent guère plus sur les raisons qui font de la serpentaire (Rauwolfia serpentina) un remède apparemment efficace dans le traitement des désordres psychologiques, que les anciens Hindous qui furent les premiers à l’utiliser. Sans doute serait-il absurde d’arguer de ces observations pour contester l’efficacité de la chimiothérapie dans le traitement du psychotique, mais tout aussi absurde de tenir sa réussite partielle pour preuve de l’étiologie organique des psychoses. Bref, qu’elle soit vraie ou fausse, cette théorie a été élaborée à partir d’un modèle culturel de pensée non scientifique. Une simple analogie nous permettra d’élucider ce point.

Pour avorter, les Indiennes de la tribu des Menomini absorbaient un mélange de graisse d’ours et de poils finement hachés provenant de la queue d’un cerf « black tail » (odocoileus columbianus) (28, 14). Les poils, en irritant le système gastro-intestinal, favorisaient l’avortement, exactement comme l’aurait fait une forte médication cathartique. Toutefois, dans la pensée médicale menomini, ces poils sont autant de flèches magiques qui atteignent, pour l’anéantir, toute vie à l’intérieur de l’utérus. Or, si on raisonnait comme certains historiens de la psychiatrie, on pourrait soutenir que même si leurs explications pharmaco-dynamiques sont fausses, les Menomini ont découvert, ou tout au moins pressenti, que certains médicaments gravitent vers, et se fixent de préférence dans, certains organes : on sait, par exemple, que l’iode gravite vers la thyroïde, et le strontium vers le système osseux. L’absurdité de ce raisonnement est patent. Les Menomini savaient simplement que ces poils provoquaient parfois l’avortement, mais non que cet avortement était déclenché par l’irritation intestinale qu’ils causaient. Sous leur masque de théoriciens, les avorteurs menomini n’étaient donc que de simples empiristes, qui se contentaient de calquer servilement leurs théories sur certains modèles de pensée caractéristiques de leur culture.

Il est fort souhaitable que les psychiatres s’attachent à améliorer la chimiothérapie des désordres psychiques et à en étendre le champ d’application, mais qu’ils ne s’imaginent pas pour autant détenir une justification théorique de leurs activités, alors qu’ils procèdent tout simplement en empiristes, et surtout qu’ils n’aillent pas prétendre que le succès, parfaitement démontrable encore que purement palliatif, de leurs médications confirme leurs théories d’étiologie organique. Car, quand bien même on parviendrait à prouver l’origine organique de toutes les psychoses, des théories insoutenables au niveau de la logique ne peuvent qu’entraver le développement d’une véritable biologie des désordres du psychisme.

L’instinct de mort (primaire)

Freud formula ce concept à la suite de l’observation suivante : durant la Première Guerre mondiale, les rêves des soldats souffrant de névroses traumatiques de guerre se caractérisaient par une espèce de répétition compulsive qui paraissait contredire la conception freudienne du rêve, en tant qu’accomplissement d’un désir conforme au principe du plaisir. Freud admit, comme solution la plus économique, l’hypothèse d’un instinct de mort, qui tendrait à rétablir l’état d’inorganicité qui a précédé l’avènement de toute vie sur terre (27). C’est ainsi, qu’afin de sauvegarder une composante importante de sa théorie : le rêve, accomplissement d’un désir, Freud abandonna sa théorie initiale de la frustration qui déclenche l’agression et postula que l’agression dirigée vers l’extérieur était dérivée de l’auto-agression, et non inversement. Que de nombreux analystes classiques, comme Fenichel (26), aient rejeté la théorie de l’instinct de mort (primaire) prouve qu’en principe au moins d’autres explications du phénomène de la répétition compulsive étaient également possibles.

La théorie de l’instinct (ou « pulsion ») de mort (primaire) semble être inspirée par toute une série de modèles culturels de pensée :

1) Le modèle physiciste nous est fourni par la seconde loi de la thermodynamique, la loi d’entropie croissante étant souvent invoquée à l’appui de la théorie de l’instinct de mort (3, 39). Or, bien que cette loi permette peut-être d’expliquer le fait même de la mort, elle ne permet pas d’expliquer l’instinct de mort, au sens de la définition moderne de l’instinct. Si l’on veut bien me permettre d’utiliser un modèle « physicalistique », je dirais qu’un instinct est une force, un vecteur, qui propulse un système donné dans une direction donnée ; or, le mouvement d’un système vers un état d’entropie est tout autre chose 1 Ce n’est pas une force douée d’intentionnalité qui propulse un système dans une direction donnée, mais un mouvement de dérive (drift) à l’intérieur même du système, mouvement qui est dû aux opérations des lois du hasard – et à rien d’autre.

2) Le modèle biologistique. – Il sous-tend la démarche de Freud qui, pour résoudre le problème de la compulsion de répétition, postula un deuxième instinct biologique, au lieu de modifier légèrement son premier schéma de l’activité psychique. Tout ce qui a été dit précédemment à propos de la psychiatrie organiciste est applicable à ce genre de biologisme.

3) Le modèle mythologique. – Il remonte à l’antique concept d’une lutte de principes contraires au sein de l’univers, comme au cœur du microcosme humain. Ce modèle est probablement plus ancien encore que son expression la plus connue – le concept zoroastrien de l’affrontement d’Ormuzd et d’Ahriman – car il est déjà attesté dans de nombreuses mythologies primitives qui attribuent l’origine du mal et de la mort à l’intervention maléfique d’un Décepteur, d’un Spoliateur ou d’un Diable.

4) Le modèle éthique.- C’est le triple concept du péché originel, de la prédestination et du mai inhérent à la nature humaine, pris en son sens le plus rigide, le plus puritain et le plus rigoureusement conforme à l’esprit de l’Ancien Testament.

5) Le modèle historico-culturel spécifique. – C’est celui du romantisme du XIXe siècle, qui idéalisait l’individu au point de n’admettre sa mort que comme produit de sa volonté consciente – une conception qui n’est qu’une contrepartie, presque grotesquement parfaite, de celle des Aranda, pour qui la mort est toujours due à des pratiques de sorcellerie. Les vers célèbres de Henley :  » Je suis le maître de ma destinée / Je suis le capitaine de mon âme » expriment parfaitement ce genre de mégalomanie. Du point de vue logique, cette attitude implique une conception erronée de l’homme en tant que système endocentrique clos. Du point de vue éthique, elle postule que « la culpabilité, c’est le destin », encore que la tragédie grecque, qui fut, dit-on, la première à formuler cette proposition, l’entendait dans un tout autre sens (12).

6) Le modèle clinique est sans doute celui qui présente les inconvénients thérapeutiques les plus inacceptables, car le postulat de l’instinct de mort ne peut avoir aucune application directe au cours de la séance psychanalytique. Aussi, ce qui a parfois envahi le cabinet de l’analyste, c’est une tendance excessive, fondée sur une théorie extrémiste du masochisme moral, à rendre le patient responsable – et seul responsable – de ses malheurs. Comme le note Loewenstein, cette théorie peut prêter à de grossières exagérations, car, pour prendre un exemple simpliste, le masochisme moral du patient l’incite rarement à passer le long d’une maison au moment précis où un coup de vent arrache une tuile et la fait tomber sur sa tête. Cet exemple délibérément absurde ne l’est, en fait, guère plus que cette tendance, stigmatisée à juste titre par Loewenstein, qui consiste à souligner uniquement les moyens utilisés par les Juifs pour provoquer l’agressivité des autres à leur égard, tout en minimisant l’hostilité patente de leur entourage (35). Bref, il est absurde d’insister constamment sur le masochisme du patient, tout en refusant de tenir compte des traumatismes qu’il a pu subir alors qu’il n’était qu’un enfant, livré sans défense aux explosions du sadisme aveugle de ses parents. D’ailleurs, le refus irresponsable du psychothérapeute de prendre ouvertement en considération les manifestations du sadisme parental risque fort d’affaiblir la confiance de son patient en sa propre capacité d’explorer (to test) la réalité et de renforcer son Sur-moi sadique. De plus, cette constante et exclusive préoccupation centrée sur le rnasochisme moral du patient n’est souvent qu’une ruse clinique, à la fois cynique et paresseuse. En effet, puisque c 1 est le patient et non pas la mère dévorante, ou le père brutal, ou l’un de leurs nombreux successeurs – que même le plus masochiste des patients n’aurait pu tous intentionnellement choisir – qui est couché sur le divan analytique, il est plus commode de s’en prendre à celui qu’on tient à merci : au patient.

Je ne m’attarderai pas sur ce point, car j’ai suffisamment démontré ailleurs (15) que la conception de l’enfant, qui prévaut dans la culture occidentale, tend à privilégier le complexe d’Œdipe, et à négliger presque totalement, sur le plan théorique tout au moins, le rôle des attitudes contre-œdipiennes qui, en fait, déclenchent les attitudes œdipiennes. C’est particulièrement dans ce genre de contexte que certaines attitudes, prétendument cliniques, laissent clairement apparaître les théories archaïques de justice pénale qui les sous-tendent, le masochisme moral étant souvent défini d’une manière qui, à toutes fins pratiques, le rend impossible à distinguer d’une intention criminelle ou d’un péché, et ceci sans qu’il soit tenu compte de la névrose, des accidents inévitables et des provocations.

Cette série des modèles culturels qui ont inspiré la formulation de l’instinct de mort reparaît sous forme a peine déguisée dans certains développements marginaux, mais nullement négligeables, de la pensée psychanalytique récente. Ainsi, j’ai souligné ailleurs (13) que la formulation théorique de l’instinct de mort a marqué un tournant dans l’attitude psychanalytique à l’égard des phénomènes dits occultes. Avant que n’apparaisse cette théorie, tous les travaux de psychanalyse clinique traitant de phénomènes apparemment télépathiques s’affirmaient résolument sceptiques. Après la formulation de l’instinct de mort, deux sur trois des études consacrées à ce sujet, celles de Freud y comprises, commencèrent à prendre la télépathie au sérieux. Vers la même époque, on tenta aussi de coordonner la pensée psychanalytique avec le surnaturalisme du type occidental. Il n’est même pas nécessaire de réfuter le surnaturel pour s’apercevoir de la relation causale entre la formulation de l’instinct de mort et la récente adaptation d’une certaine pensée psychanalytique au surnaturalisme. Une même relation causale – ou temporelle – semble également sous-tendre l’abandon des théories éducatives d’inspiration psychanalytique préconisant une tolérance pédagogique, et le retour à des méthodes punitives et à une attitude anti-instinctuelle ou, ce qui pis est, à un refus systématique de fournir à l’enfant l’appui dont son Moi fragile n’a que trop besoin (12, 17) et à une molle tolérance du chaos (1976). Quant aux théories de la responsabilité individuelle, je me souviens avoir été scandalisé, durant la dernière guerre, par un article prétendument psychanalytique qui, traitant du problème des simulateurs, défendait une proposition en tous points identique à celle du général américain Patton qui, visitant un hôpital militaire, avait giflé un soldat qui souffrait d’une névrose de guerre. La même attitude moralisatrice se retrouve, bien que sous forme atténuée, dans bon nombre d’articles prétendument psychanalytiques sur les névroses de guerre.

Sans doute peut-on objecter que, dans chacun des cas envisagés, il est possible d’établir une séquence qui n’est pas strictement causale, mais seulement temporelle, et qu’il faut donc admettre que les relations suggérées plus haut relèvent du type post hoc ergo propter hoc. A cela, on peut légitimement faire valoir que ces « coïncidences » sont vraiment trop nombreuses et surtout psychanalytiquement trop prévisibles pour qu’une explication purement séquentielle et non causale soit ou convaincante, ou même simplement plausible. Je pense, pour ma part, que l’invention de l’hypothèse d’un instinct de mort marque le début d’une Gleichschaltung progressive de l’attitude initialement iconoclaste et culturellement neutre de la psychanalyse avec quelques-uns des principaux dogmes et modèles de pensée de la culture occidentale.

Déculturation et reculturation de la science

Les hellénistes et les historiens de la science ont souvent noté l’apparent paradoxe de la science grecque qui, en intention du moins, avait été scientifique et objective à l’époque des philosophes milésiens tels Thalès, et s’est, par la suite (Pythagore, etc.), profondément imprégnée de mythologie philosophique. Cette évolution a probablement été déterminée par le processus culturo-historique suivant une bonne partie du contenu concret de la première science grecque avait été directement emprunté à la science développée dans les sanctuaires des anciens

Égyptiens et Mésopotamiens et à la technique – mais sans son halo de significations proprement culturelles. Pendant un certain temps, les Grecs furent donc à même de pratiquer une science pure – non entachée de connotations culturelles. Mais dès que cette science pure devint « respectable », dès qu’elle fut, dirons-nous, « naturalisée », elle se chargea de significations culturelles spécifiquement grecques et se transforma en une sorte de science magique grecque. C’est dans ce sens que Dodds a pu dire de Pythagore et d’Empédocle qu’ils étaient des « chamans grecs » (23). En effet, si Pythagore fit œuvre créatrice dans le domaine des mathématiques, ce fut pour des raisons non mathématiques et à des fins mystiques. En somme, il fut un mathématicien de génie qui choisit de se consacrer à la numérologie. Le même processus se reproduisit lorsque les Arabes adoptèrent la science grecque dégagée de ses implications culturelles spécifiquement grecques. Après avoir pratiqué quelque temps une science pure, ils en arrivèrent, eux aussi, à la sertir d’un halo de significations, dérivées, en l’occurrence, de la mystique islamique. En son temps, la Renaissance chrétienne s’appropria la science gréco-arabe et la soumit à la même déculturation initiale, suivie d’une nouvelle reculturation. Une fois encore, l’Age de Raison décultura la science ; mais, à ce point de l’évolution historique, la science elle-même était devenue une « idole de place publique », un secteur non objectif de magie culturelle. Aussi ce ne fut pas, cette fois, le mysticisme, mais le sciolisme – une pseudo-science déguisée en scientisme – qui commença à envahir la science (22, chap. xvi).

On retrouve le même processus de déculturation et de reculturation dans l’histoire de la psychanalyse. A ses débuts, la pensée psychanalytique rompit avec les modèles de pensée proposés par la culture, et, malgré quelques visions utopiques, comme en a toute science innovatrice naissante, elle se montra, dans l’ensemble, d’orientation objective, et authentiquement scientifique. Mais dès l’instant où il devint possible de « croire » en la psychanalyse sans se déconsidérer, on tenta de reculturer cette science initialement proscrite, en lui attribuant un halo de significations culturelles. Ceci explique entre autres les efforts de plus en plus éhontés pour intégrer la psychanalyse en tant que science aux croyances religieuses et métaphysiques. De même, nous avons vu comment l’élaboration du concept d’instinct de mort avait entraîné des modifications immédiates dans l’attitude psychanalytique envers les problèmes de télépathie (13). Enfin, et surtout, on a de plus en plus tendance à faire militer des considérations pseudo-psychanalytiques à l’appui de l’idéologie spécifique de la culture occidentale… ou même d’une manière tout à fait occidentale, contre elle (Fromm, Marcuse, etc.).

Dans le contexte où nous nous plaçons, il importe fort peu que la religion soit vraie, les phénomènes de télépathie réels et la culture occidentale la meilleure des cultures possibles. Le véritable problème n’est pas là : il est dans le raisonnement circulaire qui consiste à assigner – à tort ou à raison – des connotations culturelles à des théories psychanalytiques que l’on invoque ensuite à des fins non psychanalytiques et dans des contextes non analytiques et non scientifiques. Si ce processus continue, la psychanalyse, au lieu de demeurer une science, deviendra l’un des mythes du monde occidental. Le renouveau de faveur que connaissent actuellement les théories de Jung devrait donner sérieusement à réfléchir à tout psychanalyste objectif et scientifique, et l’inciter à faire un examen critique de ses propres convictions.

Bref, nous assistons aujourd’hui à une reculturation de la psychanalyse, phénomène qui s’accompagne tout naturellement d’une modification dans le statut du psychanalyste qui, de Saint-Germain-des-Prés, accède à l’avenue Henri-Martin et même à une ambiance également à la mode : anti-avenue Henri-Martin. Dans ces conditions, la psychanalyse risque fort de devenir, en fin de compte, bien trop respectable et de se transformer à son tour en « idole de place publique », au sens où la physique nucléaire en est venue à figurer une idole de ce genre – et, ce faisant, elle risque fort de cesser d’être une science objective.

Car la véritable science n’est jamais respectable : elle est une sauvageonne, toujours en révolte contre les slogans vides de sens et remettant sans cesse en question les vérités scientifiques les plus fermement établies (16, 32).

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